LE DIRECTEUR ARTISTIQUE D’UNE MARQUE DE MODE EST-IL “CURATOR” ?

Au cœur du domaine du Château Lacoste, la surprenante Richard Rogers Gallery est perchée dans les pins : l’art est donné à ressentir en pleine nature. Jusqu’au 1er mai, une dizaine d’œuvres inédites du peintre nord-irlandais William McKeown, saisissant les multiples variations de couleur qu’offre le ciel, dialoguent avec un vase en céramique du japonais Kazunori Hamana. L’espace d’exposition, où les larges baies s’ouvrent sur la campagne provençale, fait raisonner la dimension contemplative de ces œuvres. 

Cette sélection est signée Jonathan Anderson, directeur artistique de son propre label de mode éponyme et de la Maison espagnole LOEWE, qui dévoile ici une de ses nombreuses facettes: celle de curateur. 

Vue d’exposition : “William McKeown featuring Kazunori Hamana, curated by Jonathan Anderson”, jusqu’au 1er mai à la Richard Rogers Gallery du Château La Coste, Le-Puy-Sainte-Réparade.

Jonathan Anderson, créateur-curateur.  

En parallèle de la mode, Jonathan Anderson, également originaire d’Irlande du Nord, est passionné d’art, collectionneur et n’en est pas à son coup d’essai : en 2017, il a présenté « Disobedient Bodies », une exposition organisée à The Hepworth Wakefield, musée d’art moderne et contemporain britannique.  Comme l’évoque le titre, littéralement les corps désobéissants, indociles, le créateur alors curateur a souhaité explorer la forme du corps humain dans l’art, la mode et le design. Pour prolonger son travail de créateur de vêtements et d’accessoires, l’Irlandais a sélectionné une centaine de pièces de 40 artistes et designers, interrogeant la vision du corps et ses représentations radicales. Il y a également présenté des pièces de ses collections qui questionnaient particulièrement le sujet du genre. 

Ce goût pour le culturel se retrouve dans sa direction artistique de LOEWE, où Jonathan Anderson a impulsé de nombreux projets pour densifier l’empreinte culturelle de la Maison : dans les campagnes de communication, les concepts de boutique, des collections capsule en collaboration artistique, ou encore par la Fondation LOEWE et son Foundation Craft Prize, célébrant l’excellence des nouvelles générations du domaine des arts appliqués. 

En Janvier 2021, obligé à repenser la manière de présenter les collections, le directeur artistique propose un beau livre de 200 pages, dédié aux créations et publications de l’artiste et écrivain Joe Brainard, où le lien avec LOEWE se fait discret. On y retrouve une sélection d’œuvres de l’Américain rarement reproduites, issues de fanzines, comics, ou autres impressions créées dans les années 1960 et 1970.  Ce livre n’est pas seulement fait de travaux artistiques, la Maison va plus loin dans le contenu : l’ouvrage est accompagné d’une préface écrite par Ron Padgett, poète et proche de l’artiste mis à l’honneur, ainsi qu’un texte d’Eric Troncy, critique d’art et co-directeur du célèbre centre d’art Le Consortium à Dijon. 

A show in a Book, crédits LOEWE

Deux livrets sont intégrés dans la jaquette du livre d’art, où la collection de la saison est présentée, associée donc à l’œuvre de Joe Brainard : « J’aimais cette idée que, d’une manière étrange, la collection tombe tout simplement du livre » raconte Jonathan Anderson pour Vogue1. Certaines pièces LOEWE, reprennent des motifs ou dessins de l’artiste. 

Cette présentation n’est pas simplement une alternative au défilé, où le papier imprimé tente de remplacer les évènements de la fashion week, mais plus largement l’ambition de lancer une collection de vêtement par l’édition d’un corpus historique d’œuvres d’un artiste. Jonathan Anderson a eu le souhait de présenter les créations d’une personnalité qui le fascine et l’inspire, dans le but de partager et médiatiser ses créations pour LOEWE. L’association à ce projet d’une personnalité du monde de l’art reconnue comme celle d’Eric Troncy n’est pas anodine, institutionnalisant et légitimant ce corpus d’œuvres sélectionnées et mis en avant par le directeur artistique.

La vogue du curating

Les projets menés par Jonathan Anderson semblent bien illustrer les frontières poreuses qui peuvent exister entre le rôle actuel du directeur artistique d’une maison de mode, et celui d’un curateur dans le milieu de l’art contemporain.

Aux prémices de cette tentative de parallèle, un constat : celui de l’utilisation de plus en plus récurrente du terme de « curation » dans le milieu de la mode2 : une sélection de films « curated by » Hedi Slimane durant le confinement offerts au public par CELINE3, les designers Kim Jones et Virgil Abloh – respectivement directeurs artistiques de Dior Homme et Louis Vuitton Homme – invités tous deux en tant que curateur pour des ventes aux enchères Sotheby’s, une playlist The Row « curated » par Mary-Kate and Ashley Olsen -les fondatrices de la marque- ou encore l’exposition anniversaire des 100 ans de Gucci dont le directeur artistique de la Maison, Alessandro Michele, en était le curateur.

Si cette utilisation peut être rapprochée du langage journalistique, des tendances ou de la communication, ce terme permet également de créer des connexions entre la mode et le monde de l’art. L’identité d’une marque de mode se façonne non seulement à travers les objets produits et disponibles à la vente, mais plus largement en créant explicitement des liens avec les autres univers créatifs et artistiques. 

Dans la plupart des cas, ces curations sont signées par les directeurs artistiques, nous amenant à réfléchir plus largement au rôle actuel du directeur artistique dans une maison de mode, et à questionner l’utilisation du terme de curateur. 

Ces deux termes, que nous mettons en regard, désignent deux nouvelles figures d’autorité, apparues lors des dernières décennies, et dont les rôles sont en mutation. 

Au micro d’Isabelle Morizet sur Europe 1, Guillaume Henry, directeur artistique de Patou, revient sur les mutations du rôle et des fonctions de la figure d’autorité dans la maison de mode, le dénommé directeur artistique :

« Je ne me considère pas couturier. […] Je me considère encore comme un styliste, même si aujourd’hui le terme utilisé est directeur artistique, parce que avant faire des collections c’était dessiner des silhouettes, alors qu’aujourd’hui c’est beaucoup plus vaste que ça : on doit penser communication, réseaux sociaux, comment communiquer autour de la marque, (…) là où elle occupait une place quasiment exclusive, aujourd’hui la mode en tant que produit est beaucoup moins exclusive : on va penser davantage à la notoriété d’une marque qu’au produit pur »4.

photo : Guillaume Henry. Crédits Franco P TETTAMANTI

Couturier, styliste puis directeur artistique, un rôle qui a évolué au fil des années

Dans les maisons de mode, une figure d’autorité centrale s’est constituée : celle du directeur(rice) artistique. Ce nom est utilisé originellement (et encore aujourd’hui) dans le secteur de l’édition. Fondamentalement, la direction artistique est la mise en image et la mise en récit, en travaillant avec des illustrateurs, designers, photographes, artistes, …  Cette appellation désigne dorénavant la figure créative centrale d’une marque de mode. 

Historiquement, la figure d’autorité dans une maison de mode est la figure du couturier. Celui-ci (ou celle-ci) est le plus souvent éponyme de la maison, qu’il a créé. Les exemples sont très nombreux, et nous pouvons citer les plus connus : Charles Frederick Worth, Gabrielle Chanel, Cristóbal Balenciaga, Azzedine Alaïa ou encore Madame Grès, étaient de grands couturiers et sont entrés dans l’Histoire de la mode par leurs créations, élaborées dans leurs ateliers autour de mannequins avec du fil, du tissu et des aiguilles. Le couturier s’occupe des collections : il est alors préoccupé avant tout par les silhouettes, par les vêtements et accessoires de mode qu’il crée. 

Dès les années 1960, des stylistes et créateurs sont arrivés à la tête de grandes marques de mode. Cela du fait soit de la création et du succès de leurs griffes de prêt-à-porter, comme par exemple Kenzo, agnès b., Jean-Charles de Castelbajac, soit de leur nomination dans des maisons : Karl Lagerfeld, plus tard Tom Ford ou Phoebe Philo. Ils ont progressivement remis en question l’idée que l’autorité dans la mode serait détenue par un couturier. S’il ne coud pas, le styliste est quelqu’un qui travaille à partir d’images, et qui va guider dans un second temps la confection, qu’elle soit en atelier ou industrielle. 

La nouvelle génération de créateurs de mode, émergées dans la dernière décennie, n’est plus focalisée seulement sur les silhouettes, mais ont une vision globale de la marque, passant par les créations certes, mais encore plus par les défilés, la communication, les concepts de showroom et les boutiques. Ils sont designers, architectes, photographes, stylistes, … Le directeur artistique va piocher dans un vivier de talents créatifs pour écrire son propre récit et façonner l’image de la marque. 

Ainsi, ce changement d’appellation témoigne que le directeur artistique est le garant de l’ambition esthétique, et donc artistique de la maison de mode, rapprochant explicitement ces deux sphères. 

Harald Szeemann, Karl Lagerfeld et Hans-Ulrich Obrist

Un nouveau rôle dans l’art contemporain, du « faiseur d’exposition » au curateur.

Dans le milieu de l’art contemporain, c’est la figure du curateur(rice) qui s’est dégagée. Il est impossible aujourd’hui de s’intéresser au milieu de l’art contemporain : visiter des expositions, lire la presse ou les écrits spécialisés, discuter avec des artistes, … sans que ce terme de « curateur » ne soit évoqué. 

 Nous pourrions simplifier cette recherche en postulant que l’utilisation du terme de curateur et la prise d’importance de ce statut dans le milieu de l’art contemporain ne serait que dues à l’usage croissant d’anglicismes dans notre langage, ramenant donc aux rôles du commissaire d’exposition ou conservateur, ce que signifie “curator” en anglais, depuis longtemps.

Mais dès les années 1970, un figure, considérée aujourd’hui comme le premier curateur, démontre ce souhait de se libérer des classifications préétablies. Il s’agit d’Harald Szeemann (1933 – 2005), qui se qualifiait de « faiseur d’exposition ». Un sens nouveau pourrait donc être attribué à “curator”, et donc, un nouveau rôle. 

C’est ce que relève dans sa définition Hans-Ulrich Obrist, pape de la pratique contemporaine du curating, qu’il a lui-même grandement façonnée. « La racine latine est claire : curare signifie « s’occuper de » (…). [Sa mission] s’est tellement écartée de la fonction traditionnelle de conservation qu’il faudrait inventer un néologisme pour la définir. En se référant à l’allemand qui parle de Ausstellungsmacher, littéralement  » faiseur d’exposition « , on pourrait parler du curateur-faiseur d’exposition »5.

Lawrence Weiner, lors de l’exposition When attitude becomes form (1969) à la Kunsthalle de Berne curatée par Harald Szeemann

Dans son ouvrage L’invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain6, Jérôme Glicenstein, maître de conférences en arts plastiques à l’Université de Paris VIII – Vincennes-Saint-Denis, démontre que l’émergence et la singularisation de la figure du curateur peuvent être résumées en deux temps :

Tout d’abord, par une distinction avec le conservateur dans la période d’après-guerre avec le développement de « pratiques néo-avant-gardistes » dans un monde de l’art contemporain en pleine construction, « à un moment où se constitue un réseau d’institutions novatrices (centres d’art et résidences d’artistes), de collections et de conservateurs ouverts à la création contemporaine »7

Nous noterons en effet l’importance de l’émergence de centres d’art contemporain, lieu d’art où il n’y a pas de collection, permettant que leur direction ne soit pas nécessairement assurée par des conservateurs du patrimoine. Par exemple, le centre d’art contemporain du Palais de Tokyo, sera co-dirigé à sa création par Nicolas Bourriaud, figure historique de curateur en France.

Deuxièmement, l’auteur revient sur la distinction entre curateur et commissaire d’exposition, en s’appuyant sur l’étymologie : « Curateur connoterait l’idée d’assistance, puisqu’il s’agit à l’origine de prendre soin de quelqu’un ou de quelque chose, alors que le mot « commissaire » renverrait plutôt à une question de rapports de pouvoir, avec l’idée d’une délégation de responsabilité »8, notamment venant de l’État. 

Ainsi le mot de curateur tend de plus à plus à désigner les organisateurs des expositions d’art contemporain, dans une compréhension plus généraliste de l’activité de commissaire d’exposition, au plus proche des artistes, dont ils prendraient soin. 

La sélection esthétique du curating étendue au domaine de la mode

Par extension, en dehors du domaine de l’art contemporain, sélectionner, organiser, classer, montrer : le terme curateur peut servir d’adjectif à un choix esthétique opéré par un individu, même si certains rappellent l’origine du terme, muséal, renvoyant au domaine de l’exposition et défendent ainsi une acception stricte de ce mot.

Ce regard esthétique porté sur le monde et restitué publiquement pour affirmer une identité, n’échappe pas au rôle du directeur artistique. 

Lawrence Weiner x Louis Vuitton pour la collection Automne – Hiver 21 sous la direction artistique de Virgil Abloh

Comme nous l’avons relevé, la mission du directeur artistique est fondamentalement de mettre en image et mettre en récit sa vision pour la marque de mode, ce qui le lie au curateur, ce faiseur d’exposition d’art contemporain. En effet, dans son rôle actuel, le directeur artistique d’une marque de mode va collaborer non seulement avec des talents créatifs liés à son domaine, mais également avec des artistes pour façonner la déclinaison visuelle et l’identité de son entité. 

Si le terme de curateur renvoi étymologiquement à l’idée de « s’occuper de », en latin, cette mission est remplie par ces deux figures lorsqu’ils tissent des liens avec des artistes, instaurent des projets ensemble, font découvrir et présentent leur travail avec le rôle de médiateur auprès du public. Le directeur artistique, devenu au fil des années un marketeur et communiquant, travaille le récit de marque et le storytelling de ses collections, à la façon du curateur qui suit un fil rouge dans ses sélections pour élaborer un propos et une exposition cohérente. 

Cette proximité entre ces deux figures est renforcée par l’hybridation croissante des milieux du luxe et de l’art, amenant les directeurs artistiques à renforcer l’empreinte culturelle des marques, mais également les acteurs culturels à bénéficier des pratiques du marketing et de communication des grands acteurs privés. C’est ainsi que le terme de curateur se retrouve également dans d’autres milieux que celui de l’art, réutilisé dans un langage journalistique et de communication.  Si l’art est mis au service de la quête de légitimité des marques, il est intéressant de relever que la pratique du curating, face à d’autres pratiques telles que la collaboration, tend de prime abord à garder l’aura de l’œuvre d’art sans la transformer en produit de mode, mais en la présentant pour ce qu’elle est, une pièce autotélique. 

Vue de la vitrine de la boutique LOEWE du Faubourg Saint-Honoré où est exposée Full of Bitter Blight (2019) de Richard Hawkins. Crédits LOEWE

La finalité des projets de ces deux figures reste cependant un point de divergence entre ces deux rôles, du moins à première vue. C’est en effet la nature commerciale de la marque de mode qui est un point de rupture entre le directeur artistique et le curateur d’art contemporain. Si tous deux permettent la découverte d’œuvres d’art, le directeur artistique fera entrer l’œuvre dans une vision globale marchande de son entité, en lien avec les produits en vente, alors que le curateur mettra en avant la démarche artistique pour ce qu’elle apporte dans le monde de la création. Cependant, si nous pouvons penser que l’œuvre d’art est instrumentalisée par la marque lorsque présentée par un directeur artistique, une utilisation politique, idéologique ou encore philosophique peut être faite par le curateur lui-même, qui peut détourner le travail d’un artiste pour ses propres intérêts.  

Enfin, directeur artistique est une fonction profondément créative, où certaines figures historiques ont été élevées au rang d’artiste. Qu’en est-il du curateur ? Il serait intéressant de poursuivre cette étude en cherchant s’il serait possible d’envisager le curating comme une pratique créative, et plus précisément artistique.  

CONSTANT DAURÉ

Cet article est issu d’un travail de recherche plus approfondi dans le cadre de mon mémoire de fin d’études à l’Institut Français de la Mode, consultable en ligne ici.

SOURCES

1 JANA R., « “Show in a book” : quel est le dernier projet de Jonathan Anderson pour Loewe? », Vogue, 23 janvier 2021, [en ligne]. Disponible sur : https://www.vogue.fr/vogue-hommes/article/show-in-a-book-projet-jonathan-anderson-loewe (Page consultée le 23/06/2021)

2L’article La vogue du « fashion curating », écrit par Sophie Abriat et paru dans le Madame Figaro du week-end du 11 septembre 2020 a nourrit cette réflexion autour de l’utilisation du terme de « curation » dans le milieu de la mode, et recense un certain nombre d’exemples de recours à ce terme dans des contenus de marque.

3Post Instagram de CELINE en date du 17 avril 2020, Disponible sur : https://www.instagram.com/p/B_FamLQnH4b/?utm_source=ig_embed (Consulté le 29/08/2021).

4 EUROPE 1, Isabelle Morizet avec Guillaume Henry, Disponible sur https://www.europe1.fr/emissions/Il-n-y-a-pas-qu-une-vie-dans-la-vie/isabelle-morizet-avec-guillaume-henry-4039457 (consulté le 20 avril 2021).

5 OBRIST H-U., Les voies du curating, Paris, Manuella éditions, 2015, p.34-P.35.

6 GLICENSTEIN J., L’invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2015

7 Ibid. p.35.

8 Ibid. p.18.

Vanité des vanités : la Mort et la Vie exposées à Lyon

Les années 2020 voient fleurir en France un grand nombre d’expositions liées de très près ou d’un peu plus loin aux natures mortes, ou comme les appellent Victor Stoichita et Laurence Bertrand-Dorléac, des peintures de choses : tandis que se prépare au Louvre une exposition commémorant celle réalisée par Charles Sterling en 1952 au Musée de l’Orangerie, le MAMAC de Nice consacre depuis le 16 octobre une rétrospective à Daniel Spoerri, sous le nom de Le théâtre des objets. Le 24 octobre 2021 s’achevait au Palais de Tokyo la carte blanche de l’artiste allemande Anne Imhof, intitulée Natures mortes, puis le 15 décembre l’exposition Instants suspendus : regards sur la nature morte, organisée collectivement par les trois musées de Saint-Quentin et La Fère (Aisne). 

Le Musée des Beaux-Arts de Lyon quant à lui, dans une exposition qui se tient du 27 novembre 2021 au 7 mai 2022, a choisi d’explorer plus en profondeur le thème de la vanité, en suivant le Leitmotiv du crâne à travers une sélection d’oeuvre plus large que les natures mortes, et sur une période allant bien au delà du XVIIème siècle. Le corpus choisi se plonge dans les collections non seulement du musée des Beaux-Arts, mais également dans celles du Musée d’art contemporain (MAC Lyon) et celles de plusieurs personnes privées ayant accepté de contribuer. Sous le commissariat de Ludmila Virassamynaïken, l’exposition se divise en dix sections traitant les différentes récurrences du motif du crâne. 

Le terme de “vanité” fait surgir aujourd’hui dans les esprits des natures mortes occupées par des crânes, des sabliers et autres objets empreints d’une symbolique temporelle, rappelant au spectateur la fugacité de sa propre existence. Dans le contexte de la pandémie, l’exposition serait-elle teintée de questionnements philosophiques sur notre mode de vie actuel ? Elle fut en tout cas conçue dans le temps des divers confinements, et certaines œuvres, notamment les gravures de danses macabres, nous laissent faire des rapprochements. 

L’exposition est organisée dans le cadre du pôle des arts, qui réunit depuis 2018 le MAC et le MBA de Lyon à travers des événements culturels (à ce sujet, voir l’article écrit par Rodanthi Aslani pour le site des étudiants du master DPACI en 2019). A la mort, à la vie ! est la troisième collaboration présentée au public dans ce contexte, après Comme un parfum d’aventure (7 octobre 2020 – 18 juillet 2021) et Penser en formes et en couleurs (8 juin 2019 – 5 janvier 2020). Le but affiché est de créer des expositions à l’échelle de la ville, et par le dialogue des collections anciennes et contemporaines dynamiser les nouvelles créations. Mais ce travail devrait aussi permettre de rendre les musées lyonnais plus attractifs pour les mécènes, en leur donnant une visibilité à l’international. 

Le défi que pose le mélange entre art ancien et création contemporaine est relevé avec succès, et au-delà de cela permet d’éviter l’écueil de l’exposition purement chronologique. Les œuvres se répondent de manière harmonieuse au sein de la scénographie, faisant clairement ressortir les enjeux de l’exposition.

La première moitié explore les différents moments de la vie et leurs liens à la mort, tandis que dans la seconde partie, à l’étage supérieure, l’exposition se focalise sur certains motifs eux-aussi récurrents dans la symbolisation du passage du temps. 

Le visiteur découvre d’abord Armand Avril, à travers une de ses œuvres mais également par des objets anciennement présents dans sa collection : des sculptures du peuple Tiv du Nigeria (Illustration 1).

Illustration 1 • Peuple Tiv, Nigeria, Ensemble de trois sculptures représentant des squelettes, deuxième moitié du XXe siècle, bois, métal, plumes et traces de pigments, tailles variées, Collection particulière, ancienne collection Armand Avril.

Suivent les danses macabres, elles aussi créées dans le contexte d’épidémies, qui ouvrent notre regard sur la transition qui s’opère entre la représentation de la mort par un squelette entier vers une simplification au crâne. 

Les salles suivantes portent sur les âges de la vie : le passage de ceux-ci, et la symbolique de la jeunesse (Section 2 : Les âges de la vie). L’œuvre de Philippe Bazin, lui-même ancien étudiant en médecine, occupent l’une des alcôves de la salle. Elle est constituée de plans rapprochés de visages de patients de tout âge, portant la réflexion du photographe sur la déshumanisation du travail hospitalier, et redonnant une dignité à des personnes souvent en fin de vie (Illustrations 2 et 3).

Illustration 2 : Philippe BAZIN, Faces, 1985-1988, tirages en noir en blanc au chlorobromure d’argent, Lyon, Musée d’Art Contemporain.
Illustration 3 • Philippe BAZIN, Faces, 1985-1988, tirage en noir en blanc au chlorobromure d’argent, Lyon, Musée d’Art Contemporain.

Une autre oeuvre contemporaine sert à exprimer les enjeux des vanités autour de la jeunesse (Section 3 : Fragile jeunesse), une série de dessins de l’artiste Edi Dubien – auquel une exposition monographique avait été dédiée au MAC lyon en 2020 -, donnant à voir non seulement la fragilité de l’enfance, mais également la souffrance de ceux nés dans un corps d’un genre qui ne leur correspond pas (Illustration 4). Les adjonctions à l’aquarelle mono- ou bichrome soulignent la fragilité des corps dessinés, rendant cette œuvre particulièrement touchante, surtout au vu de son entourage par des mastodontes de la gravure comme Lucas de Leyde et Rembrandt Van Rijn. 

Illustration 4 • Edi DUBIEN, Sans titre, n.d., aquarelle et crayon sur papier, Lyon, Musée d’Art Contemporain.

La présence des crânes devient prédominante lorsque les vanités font leur entrée en scène (Section 4 : Vanités des vanités). Par l’œuvre du plasticien suédois Erik Dietman (Illustration 5), le visiteur est plongé dans l’univers de ce motif, et le découvre à la fois par la sculpture et la peinture, de production européenne ou extra-européenne. Derrière l’oeuvre de Dietman, nous sommes ainsi confrontés aux vanités de Simon Renard de Saint-André ou encore de Pier Francesco Cittadini (Illustration 6), présentant dans une lumière austère et sombre un crâne à la mâchoire désossée, et introduisant une variété d’autres motifs dont la portée symbolique est détaillée plus loin dans l’exposition, comme les bulles, les insectes ou encore les livres. Ces derniers représentent par exemple la “vanité du savoir” ou “la sagesse spirituelle”, ce que la division suivante s’applique à exprimer (Section 5 : Vanité des arts et des savoirs). A travers la figure de l’alchimiste, les peintres néerlandais du XVIIe siècle ont traduit l’opposition de la science à la morale religieuse ou calviniste. Une oeuvre ressort particulièrement, non seulement pour son sujet, mais également par sa technique : dans un cadre rétro-éclairé, la commissaire d’exposition a choisi de sortir des réserves un petit vitrail sur lequel est dessiné un Philosophe dans son cabinet (Illustration 7), accoudé à un table devant un livre, entouré d’objets représentant diverses sciences, dont des alambiques. 

Illustration 5 • Erik DIETMAN, L’art mol et raide ou l’épilepsisme-sismographe pour têtes épilées : mini male head coiffée du grand mal laid comme une aide minimale, 1985-1986, Crânes humains, carottes de béton, objets en plomb, 88 x 650 x 750 cm/ 80m², Lyon, Musée d’Art Contemporain.
Illustration 6 • Pier Francesco CITTADINI (attribué à), Vanité, 2e moitié du XVIIe siècle, huile sur toile, Lyon, Musée des Beaux-Arts.
Illustration 7 • Jh. MICHAUD, Un philosophe dans son cabinet, XIXe siècle, Verre peint à la grisaille, 32,5 x 42,5 cm, Lyon, Musée des Beaux-Arts.

Alors que beaucoup d’œuvres du reste de l’exposition sont dans une tradition nordique, la salle suivante (Section 6 : Méditations) se focalise sur la réponse apportée par l’église catholique à la réforme protestante. Deux autres figures sont mises en avant dans cette partie, celles de sainte Marie Madeleine et de saint Jérôme se repentant de leurs vanités passées (Illustration 8), ce dernier de plus en plus souvent devant un crâne. 

Illustration 8 • Hendrick DE SOMER, Saint Jérôme, 1654, huile sur toile, collection particulière.

A l’étage, les vices et plaisirs vains sont à l’affiche (Section 7 : Des plaisirs qui partent en fumée). Avarice, tabagisme et alcoolisme sont abordés au prisme du siècle d’or nordique, mais également à nouveau sous celui de contemporains, à travers une nouvelle œuvre d’Armand Avril (Illustration 9). L’exposition nous montre également ces vices dénoncés de manière moins directe, pas l’utilisation de figures animales comme le singe afin de caricaturer certaines attitudes (Illustration 10). Ces œuvres préfigurent d’une certaine façon la partie finale de l’exposition (Section 10 : Le miroir animal), qui se focalise sur l’animal comme reflet de l’homme et de sa vanité dans les arts. Cette dernière partie qui occupe deux salles de l’exposition peut choquer ou mettre mal à l’aise par certaines de ses œuvres contemporaines, qui produisent également chez le spectateur une réflexion sur notre propre relation aux animaux et l’importance que l’on donne à leur vie ou non. La scénographie de la dernière salle tourne autour d’une sculpture de Bruce Nauman, qui est accompagnée de photographies d’Eric Poitevin (dont le Musée des Beaux-Arts accueillera prochainement une exposition) et de Jean-Luc Mylaine montrant des animaux morts (Illustration 11). 

Illustration 9 • Armand AVRIL, Le fumeur, 2002, huile sur toile, collection particulière.
Illustration 10 • Claude-Henri WATELET, d’ap. David TENNIERS II,  Le Corps de garde des singes, 1740-1786, eau-forte, Lyon, Musée des Beaux-Arts.
Illustration 11 • Vue de l’exposition. Section 10. Au premier plan : Bruce NAUMAN, Butt to butt, 1989, mousse de polyuréthane, fil de fer, 132 x 249 x 122 cm, Lyon, Musée d’Art Contemporain. A l’arrière-plan : Jean-Luc MYLAYNE, N°89, Février 1987-Février 2008, Triptyque, 1987-2008, photographies argentiques, 185 x 645 cm, Lyon, Musée d’Art Contemporain.

Avant cela, deux autres aspects particulièrement visibles dans les natures mortes de la période moderne sont passées sous la loupe : à travers des natures mortes de fleurs, l’exposition pose une réflexion non seulement sur la symbolique des éléments rattachés aux bouquets, mais également sur l’absence de l’homme dans les natures mortes. Absent, vraiment ? Ou simplement représenté par les objets ? C’est l’une des grandes questions qui transcendent la recherche actuelle sur les peintures de choses (voir par exemple BERTRAND-DORLEAC, Pour en finir avec la nature morte, Paris, Gallimard, 2020). Parmi les œuvres exposées, on retrouve notamment l’un des tableaux emblématiques du musées (Illustration 12), le Chat renversant un vase de fleurs d’Abraham Mignon qui, outre la fragilité des fleurs, montre aussi l’instabilité du vase, et la menace qu’il représente pour celui qui n’avait pas réfléchi aux conséquences de ses actes (le chat).

Illustration 12 •  Abraham MIGNON, Chat renversant une vase de fleurs, n.d., huile sur toile, 113 x 85 cm, Lyon, Musée des Beaux-Arts.

Avant de terminer sur les animaux, l’exposition s’arrête l’espace d’une salle sur la notion de précieux. C’est alors à travers des objets fabriqués que la vanité est abordée, et non plus à travers les crânes, fleurs ou animaux, bien que ces derniers puissent rester présents. Cette salle nous laisse nous concentrer sur la matérialité de ce qui est représenté : des écailles scintillantes des poissons d’Olivier de Coquerel aux oeuvres trouées par les termites de Miquel Barcelo (Illustration 13), les spectateur à le loisir de s’interroger sur la fragilité des choses dont il s’entoure, et de l’appliquer à lui-même. L’installation de Bill Viola dans laquelle le spectateur pénètre à travers une porte dans la salle suivante va elle aussi dans ce sens, et laisse le spectateur remué par des images fugaces (Illustration 14).

Illustration 13 • Miquel BARCELO, Les termites – fruits pourris, 1994, pigments naturels, lavis, fusain, terre, poussière sur papier rongé par des termites, collection particulière.
Illustration 14 • Bill VIOLA, Tiny Deaths, 1993, Installation vidéo/sonor, 28’, 30’ et 32’ secondes, Lyon, Musée d’Art Contemporain.

Cette exposition a pour avantage de mettre en avant des œuvres que l’on regarde parfois trop peu dans les musées. Les deux institutions ont puisé dans leurs fonds propres et renouvelé la pensée qui s’attachait à celui-ci, en associant des œuvres qui ne prennent leur sens ou leur force que par le dialogue et une scénographie particulière. Si les musées rangent les œuvres au rang de choses mortes, une exposition comme celle-ci leur redonne vie et matière, tout comme le don de la parole. L’on pourrait bien sûr regretter qu’une exposition portant sur autant de natures mortes ne prenne pas le temps d’évoquer les autres perspectives de lecture des peintures de choses, permettant de sortir celles-ci du carcan de la symbolique. Mais dans le contexte d’une exposition à la fois très précise et devant parler à tous, il est finalement essentiel de s’en tenir à la grande ligne donnée par le titre. Les réflexions philosophiques ou éthiques proposées restent claires, que ce soient celles abordées frontalement par l’exposition, telles que la fugacité des choses terrestres, ou d’autres qui peuvent surgir entre les lignes (ou entre deux œuvres).  A la mort, à la vie! est une exposition qui se regarde en prenant son temps afin de pouvoir pleinement apprécier tous les détails et nuances du choix exceptionnel d’œuvres accrochées. 

A la mort, à la vie ! Vanités d’hier et d’aujourd’hui, exposition au Musée des Beaux-Arts de Lyon, du 27 novembre 2021 au 7 mai 2022, sous le commissariat de Ludmila Virassamynaïken. 

KLARA LANGER

 Illustrations • Sauf indication contraire, toutes les photographies proviennent de l’auteur.

LE TOUR DES GALERIES #4

« J’ai appris que la peinture pouvait être autre chose qu’un rectangle accroché à un mur »1 déclarait l’artiste David Novros, revenant sur ses recherches des années 1960 l’amenant à ses compositions géométriques. Ce Tour des galeries commence par cette découverte : celle de l’artiste David Novros, exposé dans la prestigieuse galerie Max Hetzler, dans le quartier du Marais.

Sonnez à la grande porte cochère du 57, rue du Temple, aventurez-vous dans la cour puis, deux portes plus loin, vous accéderez à l’espace de la galerie. Le spectateur est accueilli par ce qui se présente à première vue comme une maquette d’une construction méditerranéenne, évoquant la fascination de l’artiste pour les fresques et les peintures in-situ.

Dans la seconde salle, trois larges – d’apparence – monochromes de 1966 sont accrochés au mur, représentatifs des premières compositions de l’artiste, tels des découpages.  À la manière d’une fresque, David Novros a travaillé la surface de ses formes géométriques. Avec une extrême délicatesse, il y a mélangé l’acrylique au Dacron, pour recréer la texture d’un mur, ou l’acrylique à la poudre de Murano. Alors que ces œuvres se donnent à voir, le spectateur, mobile, peut découvrir une modulation de la couleur, nacrée, rose ou bleutée, transformant notre expérience de l’œuvre.

David Novros, Galerie Max Hetzler. 57, rue du Temple, Paris 4ème, jusqu’au 26 Février 2022.

Avant de rejoindre la galerie Maria Lund, où je m’arrêterai plus longuement sur l’exposition, nous passons par la rue Debelleyme : il ne faut jamais rater une occasion de voir des œuvres du maestro Marcel Duchamp. La galerie Thaddaeus Ropac présente Prière de toucher : Marcel Duchamp et le fétiche, exposition où nous retrouvons des œuvres significatives dans la carrière de l’artiste, explorant non seulement le thème de l’érotisme mais envisageant des principes associés au fétichisme. Par exemple, en présentant « le readymade comme objet fétiche », ou analysant chez Marcel Duchamp « la fétichisation des répliques miniatures et des reproductions mécaniques en tant qu’originaux ». Mention spéciale pour la LHOOQ rasée.

Prière de toucher : Marcel Duchamp et le fétiche, Galerie Thaddaeus Ropac. 7, rue Debelleyme, Paris 3ème, jusqu’au 19 février 2022.

J’avais été fasciné par ses tapisseries de feutre exposées en 2019 : Marlon Wobst est de retour à Paris avec la chaleureuse Galerie Maria Lund pour une nouvelle exposition. Celle-ci tire son nom du personnage qui nous accueille : The Sunsetter Coucheur de soleil –  cette figure, géante, énigmatique, au teint dégradé d’orangé-rose, qui avance, dans une pénombre totale.

La figure est centrale dans les œuvres de Marlon Wobst, qu’il insuffle d’émotions et d’une socialité. Que ce soit sous la forme d’une peinture, d’une céramique, d’un dessin ou d’une tapisserie, Marlon Wobst multiplie les saynètes. Extraites du quotidien, elles sont dérangeantes, anodines, drôles, ou plus graves. Exacerbant les couleurs et les matières, il semble s’adresser à ceux d’entre nous, les plus fins observateurs, qui veulent sans cesse percer le mystère de scènes qui composent nos vies.

Sunsetter, Marlon Wobst, Galerie Maria Lund. 8, rue de Turenne, Paris 3ème, jusqu’au 12 Mars 2022

Nous restons rue de Turenne, mais cette fois-ci côté cour, où se trouvent les beaux espaces de la galerie Almine Rech, que l’on rêverait d’avoir en lieu de vie. Ce songe est accentué par la cohabitation, pour cette exposition, de mobilier du designer Pierre Paulin et d’œuvres de l’artiste textile Brent Wadden.

Les tapisseries de l’artistes sont esthétiques, géométriques, chaleureuses, colorées. Elles se disent délibérément décoratives, explorant dans le travail géométrique et du tissage des références vernaculaires, du mouvement Arts & Crafts, ou du Bauhaus. Elles nous font aussi penser aux pièces d’Anni et Josef Albers que nous avons vues au MAM récemment. La lenteur du tissage à la main, les aléas dans sa réalisation, les savoir-faire et outils qu’il mobilise se heurtent parfois avec notre monde contemporain.

Les œuvres de Brent Wadden transforment l’espace de la galerie en un lieu de contemplation. Les pièces Paulin, dont le Tapis-Siège dans la pièce principale, participent à ce ressenti, cette envie de s’installer, cosy, pour ne pas quitter des yeux les œuvres, les appréhender, vivre quelques instants avec. Si le dossier de presse n’explicite pas la volonté de mettre en regard ces tapisseries aux pièces du designer, une certaine continuité dans leur ressenti, dans leur travail de la matière textile comme prouesse se ressent. C’est également bien sûr la question du statut de l’objet d’art décoratif qui est posée. On aurait presque envie, de voir l’un des modèles du designer star, se recouvrir d’un tissage de l’artiste. Composition à suivre ?

Brent Wadden, René. Galerie Almine Rech. 64 Rue de Turenne, Paris 3ème. Jusqu’au 12 mars 2022

En parlant de Paulin, la galerie Derouillon s’est installée un tout nouvel espace, teasant son ouverture par des stories d’un long Osaka rose, installé dans une pièce de ce nouveau lieu. J’étais attaché à l’espace de la rue Notre Dame de Nazareth, mais ce nouveau lieu laisse imaginer de grands projets en perspective.

C’est Alex Foxton, dont nous avions évoqué le travail dans le précédent Tour des galeries, qui présente une nouvelle série de travaux pour cette exposition inaugurale. L’artiste, connu pour sa collaboration avec Kim Jones, poursuit son exploration de son travail de la peinture, de la figure masculine et de ses représentations. L’accrochage est dense et les œuvres, nombreuses, sont de différents médiums : des toiles, cartons, papiers, parfois morceaux de fer, assemblés, déchirés, découpés, réhausssés.

Il faut alors prendre le temps, d’aller et de venir, de longer les cimaises de la galerie Derouillon pour laisser son œil s’accommoder aux créations d’Axel Foxton, pour en profiter pleinement. Des paillettes se laissent apercevoir, les traits de fusain font sens, les objets représentés dévoilent leurs mystères, les portraits libèrent toute leur puissance.

Hex, Alex Foxton, Galerie Derouillon. 13 rue de Turbigo, Paris 2ème, jusqu’au 19 février.

Etel Adnan, dont nous connaissons les aplats de couleur vive, aura passé les derniers mois de sa vie à se concentrer sur le noir et le blanc. Travaillant au pinceau, elle retranscrivait sur la toile ce qu’elle appelait sa « découverte de l’immédiat », transformant instantanément des objets de son quotidien en natures mortes. Ces œuvres, où le trait se simplifie, se brouille et la peinture est comme essentialisée, me font penser au Jeune Peintre de Picasso, œuvre également réalisée quelques mois avant le décès de l’artiste, et extrêmement touchante. Dans un dernier geste créatif, Etel Adnan a réalisé une œuvre sur papier de plus de 5mètres de long, représentant la baie d’Erquy, qu’elle contemplait ces dernières années.

Découverte de l’immédiat, Etel Adnan, Galerie Lelong. 13 rue de Téhéran, Paris 8ème, jusqu’au 12 mars.

Avant de venir admirer ces œuvres d’une extrême tendresse, ou pour poursuivre ce voyage, vous pouvez écouter le podcast de la Bourse de Commerce, dont l’un des épisodes revient sur la rencontre de ces deux âmes sœurs, Etel Adnan et Simone Fattal. Si Etel Adan avait prédit : « Le jour où je ne serai plus là, l’univers aura perdu une amie », par cet univers son génie continuera à vivre.

CONSTANT DAURÉ

1-D. Novros et M. Brennan, « Entretien d’histoire orale avec David Novros, » dans Smithsonian Archives of American Art, 22 & 27 Octobre 2008, p. 5.

Flashback culturel : ce que nous retenons de 2021

C’est déjà la troisième année que nous nous livrons au plaisir de relever parmi nos découvertes culturelles de l’année, celles qui nous ont le plus marquées et dont le souvenir nous accompagnera encore un moment. 

Les juristes parmi nous ferons remarquer qu’un évènement répété trois fois devient une coutume, ce dont nous nous réjouissons : l’aventure ZAO fait son chemin, et nous profitons de cette fin d’année pour remercier nos lectrices et lecteurs, assidus ou de passage, tout en se souhaitant à tous, de beaux projets pour 2022.

2021 a peut-être parfois balbutié mais n’a pas déçu. Enrichie de découvertes, de voyages, d’expériences et de sensations fortes, l’équipe ZAO revient sur ses coups de cœur culturels de l’année.

ARIANE DIB

Paris redécouvert :  la réouverture du musée Carnavalet

Ayant grandi à Paris, j’ai redécouvert avec joie le musée dédié à la ville lumière et son histoire, à l’occasion de sa réouverture en mai dernier, après quatre ans de travaux. En effet, a été déployée une restauration des deux  hôtels particuliers du Marais accueillant le plus ancien musée de la municipalité – ouvert en 1880  -, ainsi qu’une transformation du musée. 

Le parcours chronologique, quoique très dynamique, permet de comprendre l’évolution de la capitale de préhistoire à nos jours au travers d’artefacts, d’œuvres d’art ou de period rooms. La visite est ponctuée de nouveaux dispositifs de médiation, notamment numériques, particulièrement réussis qui approfondissent de manière didactique le contenu scientifique dense. 

On se balade entre la salle des enseignes et la reconstitution de la bijouterie Fouquet, décorée par l’immense Alfons Mucha, en profitant d’une muséographie complète mais qui évite l’écueil du trop plein ou de l’étouffant. À parcourir sans modération.

Informations pratiques : Musée Carnavalet, 23 rue de Sévigné, 75003 Paris.

Monstre sacré ou monstre tout court ? : “Picasso, séparer l’homme de l’artiste”

Depuis quelues temps déjà je me suis passionnée pour les podcast, et notamment pour Vénus s’épilait-elle la chatte, dans lequel Julie Beauzac travaille à déconstruire l’histoire de l’art occidentale à l’appui des théories feministes, post-coloniales, queer, antiracistes, … Le titre de l’émission fait référence sans détour à la tradition centenaire de représenter les femmes nues sous le prétexte du mythe, une excuse renforcée par l’apparence imberbe – et donc divine. Si beaucoup d’épisodes m’ont intéressée, l’un d’entre eux m’a particulièrement marqué – et je ne suis pas la seule puisqu’il a remporté trois prix lors du Paris Podcast Festival. Il s’agit de “Picasso, séparer l’homme de l’artiste”, au cours duquel Julie Beauzac et Sophie Chauveau, autrice de  Picasso : Le regard du Minotaure, s’intéressent à la figure de l’artiste le plus connu et le plus vendu au monde, mais peut-être l’un des plus problématiques dans son rapports aux autres. 

Ce podcast permet de faire face à notre malheureuse manie de placer sur un piédestal “l’Artiste, génie créateur tout puissant”. Cette tradition nous empêche d’expliquer les biais sexiste, raciste ou homophobe d’un artiste voire d’une œuvre, ce qui constitue une manière pertinente d’étudier ces productions mais aussi de comprendre pourquoi elles sont célébrées malgré tout. Il ne s’agit en effet pas de nier l’importance de Picasso pour l’art moderne, mais de prendre du recul sur un récit parfois hagiographique, pour étudier le processus de création dans toute sa complexité et réfléchir à comment faire face à nos propres démons culturels. 

La violence, présente sous bien des formes dans le cas présent, est abordée sans faux semblants, même après plusieurs avertissements et autres trigger warnings bien nécessaires. Je suis moi-même restée sans voix pendant un long moment après l’écoute, abasourdie par la dureté d’un sujet que je pensais connaître en tant qu’historienne de l’art. 

Cette émission est pour moi à la fois une pépite de démocratisation des savoirs en histoire de l’art et en sciences humaines tout en conservant la nuance et la complexité des sujets, n’en déplaise à ceux qui crieraient à la “cancel culture”. 

Réparer les pots cassés : Les Flammes

Aux côtés de la non moins réussie exposition dédiée à Josef et Anni Albers, le Musée d’Art Moderne de Paris offre un véritable bijou muséal : Les Flammes. L’Âge de la céramique. Cette exposition consacrée à la céramique sous toutes ses formes et ses époques est à la fois didactique et vivante. Par une sélection de 350 œuvres d’art et d’objets divers, de Vénus préhistorique à la célèbre Dinner Party de Judy Chicago, en passant tant par de la porcelaine XVIIIe siècle que par des prothèses dentaires.

Sa structure volontairement simple valorise la clarté des explications tant historiques de l’art que sociologiques relatives aux techniques, usages et messages. Le regard porté sur la céramique est pertinent, profond tout en étant accessible et mettant en valeur des œuvres réellement internationales (et non purement occidentales), d’artistes de tout genre, et d’horizons différents. 

La scénographie, très moderne, est ponctuée d’un mobilier muséal (socles, bancs, …) lui-même magnifique, réalisé par Cros/Patras, en collaboration avec Natsuko Uchino. Elle sort le discours du white cube traditionnel et fait vivre ces espaces rénovés du musée. Par ailleurs, un programme de collecte placé au sein de l’exposition, présente des céramiques déposées par les visiteurs, et fait écho aux pratiques scientifiques des musées d’art et traditions populaires dans leur approche sociologique et anthropologique des productions matérielles. 

Le muséologue autant que le néophyte pourront ainsi s’enflammer pour cette exposition – sans mauvais jeu de mots – jusqu’au 6 février prochain. 

Informations pratiques : Les Flammes. L’Âge de la céramique, du 15 octobre 2021 – 6 février 2022, Musée d’art Moderne de la ville de Paris

CONSTANT DAURÉ

La BO de l’année : Vivo 

Andrea Laszlo De Simone signe la BO de cette année, du moins, de mon année. Le chanteur italien a sorti le single Vivo au mois de janvier, dont les paroles pourraient résumer parfaitement le mélange de désarroi, de questionnements mais avant tout d’espérance et d’hédonisme avec lequel nous avons abordé 2021.

Si je vous parlais de Sébastien Tellier l’année dernière, c’est par hasard mais grâce à lui que j’ai découvert Andrea Laszlo De Simone, que l’on m’a présenté comme le Tellier italien. Je me suis alors empressé de l’écouter, et si les univers musicaux semblent distincts, la passion, le génie et le romantisme de ces deux artistes les unissent en effet.

« Rare », « intime », « précieux » ou « cosmique » définissent l’artiste italien, dont la musique oscille de l’expérimentation à la variété italienne aux allures vintage. Ses mélodies procurent une soudaine envie d’apprendre l’italien ou de s’aventurer pour le pratiquer. : il faut pour cela écouter « Immensità », magnum opus -pour le moment- du musicien, dont les 4 titres nous bouleversent, comme la vue des étoiles, qui est la pochette de l’E.P., ou de l’horizon sur l’océan, un jour d’hiver. 

Les plus chanceux l’auront vu ce mois-ci en concert à Rennes, son premier en France, exceptionnel puisque le chanteur souhaiterait davantage se consacrer au studio et à sa vie de famille plutôt qu’à la scène. Pour se consoler en attendant de nouvelles dates, nous avons la captation depuis la Triennale de Milano de Vivo justement, dont on ne se lassera pas en 2022.

Martin Margiela se dévoile à Lafayette Anticipations

2021 restera l’année du retour de Martin Margiela, ou plutôt de sa révélation.  

Les expositions dédiées à Margiela ont été nombreuses. On se souvient notamment de la rétrospective du Palais Galliera en 2018, sous la propre direction artistique du créateur. Mais cette exposition à Lafayette Anticipations est exceptionnelle : c’est en tant qu’artiste que Martin Margiela se présente. Et cela, pour la première fois.

Martin Margiela est en effet connu pour ses créations de mode : il a fondé sa propre maison éponyme en 1988 par laquelle il a révolutionné le milieu de la mode pendant 20 ans. Il a également côtoyé les grandes maisons de Luxe, en dirigeant les collections de prêt-à-porter Femme de la Maison Hermès de 1997 à 2003.

Par cette exposition, Martin Margiela semble dévoiler son vrai visage, ou plutôt, comme le relève Lafayette Anticipation « Martin Margiela, légendaire créateur de mode, a toujours été un artiste ». L’excitation était grande pour chaque admirateur du créateur : quelle forme prendra son travail artistique ?

A l’instar du créateur, l’exposition est surprenante, mystérieuse, accomplie et esthétique. Martin Margiela twiste l’espace d’exposition de Lafayette Anticipations à l’aide de stores californiens, très années 70, rappelant une certaine esthétique de la modernité et de bureaux aujourd’hui défraîchis. Il crée grâce à cela un parcours d’exposition labyrinthique, où des surprises attendent le spectateur tout au long de la visite.

Cette exposition est passionnante puisqu’on peut déceler dans ces œuvres l’essence même de ce qui habite Martin Margiela : des thèmes, idées, obsessions ou modus opérandi qui prenaient forme par des collections se retrouvent dans l’espace d’exposition, après être passés par les mains de l’artiste.

Je pense ici au thème du corps, récurrent, de son image, de la manière dont il est transformé, modifié. En témoignent l’affiche de l’exposition, où Margiela choisit un déodorant, ses statues d’ongles rouges ou ses memento mori de cheveux blancs. Nous pouvons relever également le collectif, puisque le créateur a toujours fait un pas en arrière pour laisser place à son équipe. Pendant l’exposition, un ensemble de médiateurs mettait en mouvement les œuvres de l’artiste par des gestes répétitifs : cacher/ dévoiler ses sculptures à l’aide d’un tissu blanc, déplacer/ afficher ses collages sur des couvertures de magazines, éteindre/ allumer un spot d’exposition illuminant un pastel à l’huile sur velours.

La mode de Margiela a toujours été qualifiée de conceptuelle. Tout au long de l’exposition, des cartels sont disposés, mais sans œuvre présentée à leurs côtés, seulement une trace au mur, comme une ombre, un fantôme de création. Chacun est libre, à partir de l’explication, d’imaginer ce que serait cette œuvre. Rappelant à juste titre que l’art est avant tout une cosa mentale, Margiela semble tout de même faire un pied-de-nez, puisque l’exposition se termine sur de grands éclats rires, remettant ces œuvres en perspective. Margiela aurait-il été trop pris au sérieux?  Sans doute une énième démonstration que l’humour belge n’a pas de limite. 

Informations pratiques : Lafayettes Anticipations, du 20 octobre 2021 au 2 janvier 2022

© Pierre Antoine

MATHILDE PRÉVOTAT

Prendre de la hauteur avec Le Sommet des dieux 

Ce film d’animation franco-luxembourgeois tiré d’un manga de Jirô Taniguchi est un concentré de grâce. 

Un homme enquête sur l’un des plus grands mystères de l’histoire de l’alpinisme : Mallory, alpiniste britannique ayant tenté de gravir l’Everest en 1824 est-il parvenu à atteindre son sommet ? La clef du mystère pourrait bien se trouver dans l’appareil photo qu’avait emporté Mallory lors de sa conquête de l’Everest et qui n’a jamais été retrouvé. 

Un photographe japonais croit le reconnaître entre les mains d’Habu Jôji, un alpiniste que l’on croyait lui aussi disparu depuis quelques années. S’ouvre alors une enquête palpitante, ponctuée de flashback sur la vie d’Habu et sur sa soif de conquête des sommets enneigés. 

Outre l’intrigue qui tient en haleine du début jusqu’à la fin, les dessins et la bande originale signée Amine Bouhafa sont absolument superbes. Un magnifique film sur le dépassement de soi qui permet de répondre à la question suivante : pourquoi risquer sa vie pour gravir l’Everest ? 

Baselitz à Pompidou 

« C’est particulier … » la phrase de la rétrospective Baselitz !  Entendue plusieurs fois dans la bouche de deux dames âgées visant l’exposition. Pas étonnant, lorsqu’on sait que les premières expositions de l’artiste allemand ont fait scandale dans son pays natal…Et en effet, les toiles exposées peuvent interroger voire choquer le spectateur. De grand format, elles sont parfois sanguinolentes, souvent violentes.

Avec cette rétrospective, le Centre Pompidou présente 60 années de création de l’un des artistes contemporains les plus cotés sur le marché. Un parcours chronologique nous permet d’explorer les différents cycles du célèbre artiste allemand et met en lumière ses inspirations. De l’art brut en passant par le maniérisme, Baselitz puise dans ses influences et déforme les corps, les renverse avec une palette chromatique évoquant l’expressionnisme.

L’exposition le dévoile, Baselitz est hanté par les souvenirs de la guerre. L’artiste ne cesse de l’évoquer tout au long de son œuvre : blessés, morceaux de corps mutilés, gestes évoquant le salut nazi, corps éclaboussés de sang. Les œuvres de Baselitz secouent le spectateur et ne peuvent le laisser indifférent. 

À côté des peintures, des gravures et des sculptures de l’artiste jonchent l’exposition qui se termine en beauté avec l’une des sculptures en bronze massif réalisées à partir de structures de bois tronçonnées. Sa jumelle vous attend devant les Beaux Arts de Paris. Elle y est exposée pour toute la durée de l’exposition. 

Informations pratiques : Centre George Pompidou, du 20 octobre 2021 au 7 mars 2022

JOSÉPHINE DE GOUVILLE

Nona et ses Filles : Valérie Donzelli signe sa première série

« Je m’appelle Elisabeth Perrier, mais tout le monde dit Nona. Je suis féministe […] Aujourd’hui j’ai 70 ans, je suis de nouveau enceinte, et c’est vraiment une catastrophe ! »

Avec Nona et ses Filles, Valérie Donzelli signe sa première série. A travers neuf épisodes d’une trentaine de minutes, on plonge dans une fiction délicieuse, qui passe son temps à jouer avec les limites du réel. Une femme de 70 ans qui s’apprête à donner la vie ? On y croit, et ce dès le premier épisode !

Le spectateur est alors embarqué dans une histoire qui emprunte à tous les genres. Théâtre, récit initiatique, et parfois même conte fantastique, cette série questionne, autant qu’elle célèbre, la maternité.

Lorsque les trois filles de Nona ; Manu, Gabi et Georges (respectivement incarnées par Virginie Ledoyen, Clotilde Hesme, et Valérie Donzelli), 44 ans, apprennent la grossesse de leur mère de 70 ans, la décision est immédiate : retour dans l’appartement familial de la rue Poulet à Paris, au cœur de la Goutte d’Or ! Les filles retrouvent leur chambre, leurs souvenirs, pour épauler leur mère qui vit un bouleversement dans son corps et dans son esprit.

On assiste alors à un huis clos aussi poétique que fantasque. L’appartement aux accents 60’s devient le décor d’une multitude de remises en question, provoquées par cette grossesse impromptue. Chacun des personnages s’engage dans une transformation intérieure dont on est le témoin.

Le récit est rythmé par la douce voix de Miou Miou, qui narre à merveille cette histoire dont elle est le héros. On rit, mais on pleure aussi. Moment de grâce ultime au 7ème épisode… Emotion garantie avec la puissante tirade féministe de Nona. 

RDV sur Arte sans plus attendre !

Le petit plus ? La musique de Joan Baez qui nous berce du début à la fin, avec son célèbre tube « Donna, Donna… »

Disponible sur : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-021464/nona-et-ses-filles/

Âme russe à Paris : la Collection Morozov à la Fondation Vuitton

Vous vous souvenez sûrement de la Collection Chtchoukine exposée à Paris à l’automne 2016… La Saga des collectionneurs russes continue ! C’est désormais la Collection des Frères Morozov qui occupe les galeries de la Fondation Vuitton.

Jusqu’au 22 février, on peut admirer le 2nd volet du diptyque Icônes de l’Art Moderne. Car oui, les deux expositions ont été pensées ainsi: un diptyque, des œuvres qui se répondent, un témoignage commun de l’art de collectionner au début du XXe siècle et des échanges artistiques entre la France et la Russie.

Dès les premières salles, le visiteur est invité chez Mikhaïl et Ivan Morozov, contemporains de Sergueï Chtchoukine. Près de 200 œuvres sont rassemblées, une première pour la collection qui n’avait encore jamais quitté la Russie.

Ils ont voyagé à Paris les frères Morozov… Monet, Renoir, Denis, Van Gogh, Gauguin, Cézanne, Picasso, Matisse… Grâce aux Salons, et au gré de leurs rencontres avec les marchands d’art, notamment Ambroise Vollard dont la figure est particulièrement célébrée, ils ont contribué à la reconnaissance internationale de ces artistes. Je suis toujours émerveillée de découvrir les liens entre les différentes figures de l’Histoire de l’Art à cette époque.

Parmi mes coups de cœur, le Triptyque marocain de Matisse. La vue de la fenêtre, Zorah sur la terrasse, et La porte de la casbah nous plongent dans un exotisme particulièrement désiré en 2021. J’aime ces vues de la fenêtre, si chères à Matisse, qui nous invitent à l’évasion. On peut s’amuser à voir un clin d’œil entre l’aquarium aux pieds de Zorah et les célèbres Poissons rouges de 1911, qui étaient exposés lors de l’exposition Chtchoukine.

A la fin de la visite, ne vous laissez pas décourager par les quelques minutes d’attente pour pénétrer dans la salle consacrée à La Ronde des prisonniers : une expérience quasi spirituelle vous y attend. Un rayon de lumière est projeté sur la toile et révèle la beauté et la puissance de ses couleurs. Avec cette œuvre de 1890, on rencontre Vincent Van Gogh alors qu’il est interné à l’asile psychiatrique de St Rémy. Loin de ses œuvres les plus célèbres, on nous offre ici un fragment de l’élan créateur du peintre, au crépuscule de sa vie. 

Informations pratiques : Fondation Louis Vuitton, du 22 septembre 2021 au 22 février 2022

Vincent van Gogh La Ronde des prisonniers, Saint Rémy, 1890 Huile sur toile 80 × 64 cm Musée d’État des beaux arts Pouchkine, Moscou

CAMILLE CHU

Paris brûle-t-il ? Huang Yong Ping et Shen Yuan à la galerie kamel mennour

En 2019, le monde de l’art contemporain français et asiatique fut ébranlé par la mort de Huang Yong Ping, artiste français d’origine chinoise et fondateur du mouvement « Xiamen Dada » dans les années 1980.

C’est un bel hommage que lui rend la galerie kamel mennour avec l’exposition « Huang Yong Ping, Shen Yuan, Is Paris Burning? 2019 », ouverte le 9 décembre et clôturant l’année 2021 avec brio. Elle tisse et retisse le dialogue qui ne s’est jamais vraiment rompu entre l’artiste décédé et sa compagne, Shen Yuan. La poursuite d’un échange créatif pour une ultime exposition en duo à Paris, leur ville d’adoption depuis plus de trente ans. 

La question de la référence résonne au fil de l’exposition ; échos aux deux cultures – française et chinoise – dans lesquelles le couple d’artistes puise leurs inspirations, clins d’oeil à d’autres artistes comme Marcel Duchamp, hommage naturel aux projets de Huang Yong Ping qui ont marqué son oeuvre. 

Enfin, référence au livre Paris brûle-t-il? de Dominique Lapierre et Larry Collis. Car si Paris est la ville de l’amour, c’est également le berceau de la révolution. Et cette idée de révolution, nous la retrouvons dans les œuvres l’exposition, par exemple dans l’évocation de parapluies au sein d’une installation de Shen Yuan, en écho à la révolution des parapluies de Hong Kong en 2014. 

Paris est-il réellement en train de partir en flammes ? La pièce monumentale de la reconstitution de la flèche de Notre-Dame, trônant au milieu de l’espace de la galerie, nous interroge. 

Informations pratiques : galerie kamel mennour, du 9 décembre 2021 au 29 janvier 2022

L’explosion des NFT dans l’art

Vous pensiez échapper à un flashback culturel de l’année 2021 sans parler de la montée des NFT dans l’art ? Opérons un petit retour sur cette actualité mêlant les toutes dernières tendances technologiques et les créations artistiques à la pointe de l’innovation.

Un NFT, un non-fungible token, est un jeton numérique basé sur la technologie de la blockchain. Sa particularité ? Il est non-fongible et donc, non-interchangeable, contrairement aux crypto-monnaies (Bitcoin, Ethereum…). Son application dans le secteur de l’art est donc très intéressante ; le NFT permet notamment d’attester une forme d’authenticité et de rareté. 

Son arrivée dans l’art n’est pas une nouveauté. Les digital et crypto-artists s’étaient déjà intéressés depuis quelques années aux NFT pour créer et innover. L’idée étant d’associer une œuvre d’art (une image, un gif, une vidéo ou toute autre forme) à un jeton pour le rendre unique et infalsifiable. 

Mais le point de départ de l’explosion des NFT dans le monde de l’art est récent et date de cette année. Avec la fameuse vente de Beeple en mars 2021, une seule œuvre numérique Everydays: the First 5 000 Days, une vente organisée par le géant Christie’s et un marketing surfant sur la tendance des NFT ont suffit pour atteindre un record absolu sur le marché de l’art.

L’association de l’art et les NFT ne s’arrête pas à une seule et unique vente d’art crypto qui a fait le buzz. C’est tout un écosystème culturel qui a été chamboulé. Depuis, une multitude d’idées et de projets se sont développés, notamment dans le monde des galeries. De l’ouverture à une galerie entièrement dédiée à l’art NFT à New York à la multiplication des départements digitaux dédiés à la question dans les plus grandes galeries (PACE, Almine Rech, Perrotin…), les idées et projets foisonnent. 

Le secteur muséal s’est également intéressé à la question ; la Galerie des Offices à Florence a vendu le Tondo Doni de Michel-Ange version NFT pour 140 000 euros, le British Museum s’est mis à vendre des NFT « cartes postales » d’estampes d’Hokusai à l’occasion d’une exposition dédiée, tout comme le musée de l’Ermitage a récolté plus de 440 000 dollars via une vente aux enchères d’oeuvres en NFT. Enfin, c’est tout un espace permanent dédié aux NFT qui ouvrira ses portes en janvier 2022, le Seattle NFT Museum (SNFTM), pour devenir le premier musée physique de la sorte. 

D’autres initiatives seront donc attendues dans le domaine en 2022. Et avec la popularisation du « métaverse », ce monde virtuel fictif ou le futur d’Internet, les frontières des galeries, des musées et de l’art ne cesseront de s’élargir, vers le digital et l’au-delà. 

L’équipe de Zao vous remercie pour votre lecture et pour votre soutien au cours de l’année 2021 et vous souhaite une nouvelle année pleine de richesse et de culture ! Nous nous retrouvons en 2022 !

La résidence Zao #2 – L’îlot causse Méjean

Partager le travail de créatifs qui nous fascinent est au cœur de ZAO ! Pour cette deuxième Résidence Zao, nous donnons carte blanche à Axelle Ponsonnet (@axellepons).

Fraîchement diplômée de l’école d’Architecture de Paris-Belleville, Axelle Ponsonnet a toujours entretenu une passion pour le dessin. Couplée à sa soif d’aventure et son amour pour les grands espaces, ses créations sont le plus souvent inspirées des lieux qu’elle a visités. Elles oscillent entre croquis, dessins d’architecture et réalisations davantage expressives et oniriques, multipliant les techniques et médium, du graphite à la linogravure en passant par l’aquarelle et l’encre. Son apprentissage de l’architecture a joué un rôle significatif dans sa pratique, cherchant non seulement à représenter mais surtout à questionner le façonnement économique, politique et écologique des espaces.

Par cette carte blanche, Axelle Ponsonnet nous plonge dans ses souvenirs de vacances loin de la ville, au cœur de la Lozère.

Les terres de pâturages abandonnées sont recouvertes petit à petit par les forêts qui gagnent du terrain.

« Ces dessins sont extraits de la série L’îlot causse Méjean. Ils visent à retranscrire l’expérience d’un paysage. Mélange de recherches de terrains, de références à la cartographie classique mais aussi de souvenirs, ce travail dresse un portrait écologique d’un territoire isolé.

Entre paysages steppiques et gorges spectaculaires dessinant l’îlot, le causse Méjean renvoie l’image illusoire d’un territoire qui aurait été préservé des problématiques modernes d’aménagement. Au-delà du mythe de la wilderness, cette nature dite originelle, le causse méjean porte en réalité les empreintes d’une exploitation de sa végétation et de ses sols par l’homme depuis des siècles.

Les falaises sont aussi des paysages qui ont été marqués par l’abandon. Interface historique entre les vallées et le plateau, ces versants étaient traversés par d’innombrables chemins aujourd’hui à l’état de friche, mais dont les traces sont encore visibles. Jamais retranscrit dans les cartographies classiques, ce maillage très dense de chemins s’est transmis jusqu’à aujourd’hui entre les générations par la parole,  révélant une histoire habitée du territoire.
Sur les hauteurs du plateau, l’eau est rare mais elle laisse des traces. Depuis des millénaires, elle s’infiltre dans les fractures, dissout la roche calcaire et dessine les contours d’un monde souterrain complexe jusqu’aux sous-sols de la vallée. 

Plaidoyer pour un art d’observer l’existant et y déceler des indices, L’îlot causse méjean tente d’en révéler une autre histoire en dessinant les traces de la présence de l’homme, dissimulées dans les paysages. Le dessin devient alors un prolongement du regard et permet de retranscrire une nouvelle manière d’appréhender les problématiques des vivants ». – Axelle Ponsonnet

↓ Retrouvez sa carte blanche sur le compte Instagram de Zao Magazine. ↓

Souvenirs des Rencontres d’Arles

De passage aux Rencontres de la photographie d’Arles, j’y ai croisé une multitude de regards sur le monde qui m’ont touchée, impressionnée, fascinée. Aussi, voici quelques réflexions sur certaines expositions. 

Depuis 1970, ce festival est devenu un incontournable des artisans, artistes et amateurs du médium photographique et fait vibrer la ville parsemée d’expositions de juillet à septembre. 

Cet article est volontairement non exhaustif et de nombreuses autres manifestations culturelles pourraient attirer votre attention dans la ville camarguaise.

The New Black Vanguard : photographie entre art et mode

The New Black Vanguard : photographie entre art et mode

Un des événements phares de cette cinquantième édition des Rencontres d’Arles est probablement l’exposition The New Black Vanguard : photographie entre art et mode qui met à l’honneur quinze photographes africains ou africains-américains et défend une culture noire. Il s’agit d’une (très) jeune génération d’artistes – la plupart d’entre eux ont moins de trente ans – particulièrement actifs dans le monde de la mode et du design, offrant leurs visions libérées du regard blanc. En parcourant ce group show, il est en effet possible d’observer des codes partagés mais une absence d’homogénéité iconographique ou thématique. Ainsi, les jeux de couleurs peuvent se retrouver, par des palettes tantôt pop ou pastels, valorisant le modèle noir, comme c’est le cas chez Micaiah Carter ou Ruth Ossai. De même, une volonté de représenter la ville africaine, de Lagos à Johannesburg, ou des quartiers historiquement habités par des personnes racisées, comme le Bronx, et d’en montrer la beauté, la dynamique et la vie, est présente dans la démarche de beaucoup, à l’instar de Stephen Tayo ou Renell Medrano.

Conceptuellement, des questionnements sur la définition d’une ou plusieurs identités noires, traversant les frontières et population semblent traverser The New Black Vanguard. Ces réflexions apparaissent d’autant plus dynamiques que les photographes ici présentés sont tous pleinement intégrés à des industries créatives mondialisées, où ils doivent trouver des manières de mêler traditions, origines en décentrant le modèle occidental et blanc, tout en interagissant avec des institutions comme les marques de luxes ou les magazines de mode. 

De ces identités noires revendiquées émergent des visions comme les Couture Hijabs de Tyler Mitchell où de jeunes femmes arborent un voile composé de fleurs roses bonbons qui encadrent le visage. De ce regard sur la société contemporaine et globale, se distinguent les “anti-selfies” d’Arielle Bob Willis où les corps contorsionnés s’expriment à l’abri des visages habituellement surexposés. 

Aperture et rencontre de la photo, commissariat d’Antwaun Sargent

Visible à Arles : Eglise Sainte-Anne, du 4 juillet au 26 septembre 2021

Almudena Romero, The Pigment change

Almudena Romero, The art of producing, 2020, photographie sur végétal, BMW Residency

Nichée au sein du Cloître Saint-Trophisme, l’exposition de l’Espagnole Almudena Romero issue de sa résidence artistique mécénée par B constitue un questionnement radical sur la création matérielle, en l’occurrence photographique. Elle y montre des impressions photographiques sur végétaux permises par phénomènes altérant  leur pigmentation tels que la photosynthèse ou le blanchissage optique. 

Au delà d’une simple originalité de support, The Pigment Change  témoigne d’une recherche sur la production matérielle, à échelle individuelle ou industrielle : par ces feuillages sur lesquels se détachent des fragments de figure humaine, Almudena Romero met en évidence la volonté sociologique de dépasser la nature tout en l’utilisant. Des mains saisies en plein gestes sont d’ailleurs omniprésentes sur ces feuillages photographiques, pour figurer l’acte de faire, de produire plus jusqu’à l’épuisement. En effet, la photographie est permise par une maîtrise humaine de nombreux phénomènes optiques et chimiques et s’est notamment développée pour répondre au besoin grandissant d’images reproductibles de nos sociétés. Son impact environnemental est loin d’être négligeable, pour autant se passer de ce médium d’expression artistique et de communication nous est impensable pour de nombreuses raisons. En outre, la photo permet aussi de reproduire, de manipuler, de déformer, .. la nature. L’artiste nous met face à nos paradoxes et cherche d’autres voies. 

Almudena Romero accompagne ces recherches sur le support et la raison d’être de la photographie, d’un travail sur les archives familiales, en ce que le maintien du souvenir d’événements et de personnes alimente souvent nos usages intimes de ce médium. Pourtant malgré ces captures visuelles du vivant, ces images ont inévitablement un caractère éphémère, à l’instar de la mémoire qu’elles entretiennent.

Elle interroge ainsi le rôle du photographe – artiste ou amateur – tant dans un phénomène anthropologique de commémorer, conserver par le biais de la production et reproduction des images, que dans les causes de la crise écologique. 

Visible à Arles : Award Solo Show au Cloître Saint-Trophime, du 4 juillet au 29 août 2021

Ilanit Illoutz, Wadi Qelt, dans la clarté des pierres

Sélectionnée pour le prix la découverte Louis Roederer, Ilanit Illoutz est également une artiste qui pense les liens entre médium photographique et objet capturé. Pour cette exposition, elle réalise des tirages fossilisés, employant du sel de la vallée de Wadi Qelt, située entre Jérusalem et Jéricho, pour développer des visions de ce territoire. Sur ces photographies on observe les roches cristallines, les pierres arides qui caractérisent ce paysage asséché par l’homme. Les images donnent à voir des formes organiques et pourtant corrosives,  laissées impropres à la vie par l’activité humaine. 

 La composition chimique de ces sels de Judée est par ailleurs proche de celle employée par Nicéphore Niepce dans les recherches qui menèrent à l’invention de la photographie, ce qui crée immanquablement des liens entre la pratique d’Ilanit Illoutz et les origines même de la technique, voire l’ensemble de la production photographique depuis le XIXe siècle. 

La matérialité de l’œuvre rencontre ainsi son sujet pour parler de l’impact humain sur l’environnement au sein de photos sculpturales, aux formes abstraites et poétiques.

Sélection du prix de la découverte Louis Roederer

Maba, fondation des artistes 

Visible à Arles : Église des Frères Pêcheurs, du 4 juillet au 29 août 2021

Tarrah Krajnak, Rituels de maîtres II : les nus de Weston

Mon dernier coup de coeur arlésien est à la fois un hommage au photographe Edward Weston,  figure majeure de le mouvement artistique de la straight photographie de la première moitié du XXe siècle, et une remise en question du male gaze et du regard blanc sur les corps féminins et racisés de ce dernier.

L’artiste Tarrah Krajnak expose à Arles des autoportraits nus où elle se montre dans la pose du modèle de Weston présent par le livre Nude, ouvert. 

Tarrah Krajnak illustre le paradoxe douloureux de la connaissance et de la jouissance de l’histoire de l’art en tant que femme racisée et consciente des biais intrinsèques à beaucoup de nos chefs d’oeuvres. Ici, nous trouvons des références à des  photographies où le corps féminin est fragmenté dans une recherche formelle incroyable mais où les formes du corps féminin sont fantasmées, où le cadrage se centre souvent sur la poitrine, les fesses du modèle et où son visage apparaît rarement, donc où il est objectifié.  

Par un jeu de répétition formelle, faisant écho à la beauté de ces photos de Weston, la photographe crée une forme de rythme visuel particulièrement réussi.

Mais ces mises en abîmes lui permettent surtout de se réapproprier l’art photo et son propre corps. 

Montrant son geste artistique, l’affirmant, elle s’ancre comme sujet et comme créatrice tout en affichant son identité de femme latino-américaine. Tenant son retardateur comme un déclencheur de bombe, Krajnak semble faire exploser les codes patriarcaux et occidentaux de la photo dans une ambition personnelle et contagieuse, qui lui a valu de remporter le prix de la découverte Louis Roederer de cette année.

Gagnante du prix de la découverte Louis Roederer

Maba, fondation des artistes 

Visible à Arles : Église des Frères Pêcheurs, du 4 juillet au 29 août 2021

ARIANE DIB

Enfin, la Collection Pinault ouvre ses portes à Paris

Ce 22 mai, la Collection Pinault ouvre ses portes à Paris, dans la Bourse de commerce fraichement rénovée et réaménagée. Enfin, le célèbre homme d’affaires breton François Pinault pourra partager sa collection d’art contemporain avec le public parisien.

« Enfin » semble être en effet le maître-mot de ce 22 mai : enfin l’inauguration que nous attendions depuis plus d’un an, celle-ci ayant été sans cesse repoussée du fait de la pandémie. Mais au-delà de la crise sanitaire, c’est enfin l’ouverture après plus de cinq ans de travail sur le projet de réaménagement de la Bourse de commerce de Paris pour y accueillir la Collection Pinault.

C’est aussi enfin la concrétisation d’un projet initié il y a plus de vingt ans par le collectionneur, qui avait annoncé en 2000 sa volonté de bâtir un lieu d’exposition pour ses œuvres, à l’époque sur l’île Seguin à Boulogne-Billancourt.

Drapeau, décembre 2020 (c) Studio Bouroullec, Courtesy Bourse de Commerce – Pinault Collection, Photo Studio Bouroullec
« J’aurais aimé que tout cela arrive plus tôt. »  
soufflait François Pinault 
à Roxana Azami et Raphaëlle Bacqué pour Le Monde[1]. 

Nul besoin de s’éterniser sur le passé, mais notons que la volonté du collectionneur est ancienne : dès 2000, François Pinault souhaite montrer et partager sa collection d’art contemporain avec le plus grand nombre, en proposant de construire un lieu d’exposition sur l’Ile Seguin, à Boulogne Billancourt, qui abritait jusque-là les usines Renault. Dès les balbutiements de ce projet parisien, un architecte est choisi pour signer l’édifice : le japonais Tadao Ando.

Ce projet ne se concrétisant pas, Pinault décidera finalement d’abandonner Paris pour exposer sa collection en Italie, à Venise. Il s’installe en 2005 dans le Palazzo Grassi, qu’il fait rénover par l’architecte Tadao Ando. Puis il étend sa collection jusqu’à la Pointe de la Douane, où il y remporte la concession du bâtiment des Douanes vénitiennes que l’architecte japonais, à nouveau, transforme en espace d’exposition d’art contemporain.

Un troisième lieu sera confié et réaménagé par l’architecte pour la Collection Pinault : la Bourse de commerce de Paris.

Bourse de Commerce — Pinault Collection © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier, Photo Vladimir Partalo

En effet, c’est la mairie de Paris qui fera finalement un pas vers Pinault. En 2016, la Bourse de commerce, située dans le quartier des Halles, est confiée par un bail emphytéotique à sa Collection. Excellent exemple de complémentarité entre le privé et le public, la collection dispose d’une place de choix dans un monument historique de la capitale, alors que la Mairie de Paris profite d’une effervescence culturelle et surtout de l’entretien de son patrimoine à moindre coût.

La principale particularité de la Bourse de commerce est que le bâtiment est rond. L’édifice est surplombé par une coupole très haute : celle-ci est ornée d’un anneau de peinture décorative datée de la fin du XIXème, puis vitrée sur la partie supérieure. C’est d’ailleurs cette forme singulière, arrondie, qui a été reprise pour l’identité visuelle du lieu. Mais cette importance donnée à la courbe ne vient pas simplement de l’architecture du bâtiment telle que nous le connaissions, mais également de l’aménagement circulaire, sous la coupole, imaginé par Tadao Ando. En effet, l’architecte a pensé à un aménagement concentrique pour les espaces d’exposition : deux galeries circulaires ont été créées. A cette structure en béton, minimaliste, lisse et sans angle, viennent se confronter les peintures IIIème République, retranscrivant une vision coloniale du monde.  

Bourse de Commerce — Pinault Collection © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier, Photo Maxime Tétard, Studio Les Graphiquants, Paris

La surface au centre de la coupole est laissée vide, dévoilant un immense espace, rappelant la hauteur de la nef du Grand Palais, et donc, espérons-le, les Monumenta, si le choix est fait d’exposer de grandes installations. C’est d’ailleurs ce qui se laisse entendre : une œuvre monumentale de l’artiste Urs Ficher, faite de paraffine, se consumerait au centre de l’espace lors de l’exposition inaugurale.

Parlons ainsi de la programmation de ce nouveau haut lieu de l’art contemporain : celle-ci repose sur la collection de François Pinault, exposée temporairement selon un fil conducteur : de façon thématique, par artiste, selon une sélection curatoriale, … Nous pouvons également lire sur le site de l’institution que cette programmation devrait sortir parfois du cadre stricto sensu de l’exposition de la collection, en offrant des cartes blanches, projets spécifiques, ou commandes.

Bourse de Commerce — Pinault Collection © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier, Photo Marc Domage

La programmation de cette exposition inaugurale a été gardée secrète de longs mois, avant d’être dévoilée une semaine avant l’ouverture du lieu. Loin de nous l’envie de vous gâcher le plaisir de découvrir les œuvres qui vous y attendent, mais nous retrouvons dans « Ouverture » des œuvres, parfois inédites et spécialement commandées, de grands noms de l’art contemporain.

Chers lecteurs de moins de 18 à 26 ans, vous pouvez adhérer gratuitement au programme Super Cercle pour bénéficier de l’entrée gratuite à partir de 16h et du tarif réduit de 7€ pour une visite avant 16h, sur réservation pour le moment.

Constant Dauré

David Hammons, Cultural Fusion, 2000, 60 x 40 x 140 cm, © David Hammons
Vue d’exposition « Ouverture », Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris 2021, Courtesy de l’artiste et de Bourse de Commerce – Pinault Collection. Photo Aurélien Mole

En image de couverture : Rotonde – Vue d’exposition, « Ouverture », Urs Fischer, Untitled, 2011 (détail) © Urs Fischer, Courtesy Galerie Eva Presenhuber, Zurich., Photo : Stefan Altenburger, Bourse de Commerce — Pinault Collection © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier

[1] A la Bourse de commerce, les œuvres d’une vie de François Pinault, Le Monde, par Roxana Azimi et Raphaëlle Bacqué, publié le 14 mai 2021

Monde cyberpunk futuriste : des pratiques artistiques hybrides à la Galerie Valeria Cetraro

À l’entrée dans la galerie Valeria Cetraro, vous êtes accueillis et guidés, que vous soyez connaisseur ou profane à l’art de notre temps, un art profondément composite, mêlant les médiums, les pratiques et les influences. Existant auparavant rue Saint Claude à Paris depuis 2014, la galerie s’est déplacée rue Cafarelli en 2019 où j’ai pu admirer l’installation d’un duo d’artistes : Vincent Roumagnac et Aurélie Pétrel. Il s’agissait de leur troisième pièce photoscénique évoluant par l’agencement de scènes successives durant le temps de l’exposition du 9 janvier au 6 mars 2021, de la scène 1 à la scène 5 de l’acte 1. Dès lors, le terme de photoscénique est très bien expliqué par la galeriste ainsi que par son assistante-médiatrice culturelle. En effet, l’exposition doit s’accompagner d’un éclairage sur le processus créatif très cher à la galeriste qui souhaite souligner que la création artistique prend du temps et est entourée de questions de recherche pour les artistes. La médiation a toujours été présente dans cette galerie.

Ainsi, ce duo d’artistes a inventé le néologisme photoscénique pour un projet qui fait coexister des problématiques liées à la photographie et à la scénographie. Par ailleurs, il s’agit de leur troisième exposition personnelle et de la troisième partie d’une trilogie de pièces photoscéniques. Toutes ces pièces prennent appui sur un texte littéraire sur la base duquel les artistes élaborent un script dramaturgique qu’ils jouent lors d’une résidence artistique. Un voyage commun est nécessaire afin de créer. Pour élaborer cette troisième pièce, ils ont mené une résidence pendant deux mois à la Villa Kujoyama à Kyoto au Japon. Le jeu de la pièce mène à la réalisation de prises de vue photographiques qui seront intégrées dans des éléments de décor et de costumes dont certains ont été utilisés pendant la mise en scène de la pièce théâtrale. L’acte performatif n’est jamais visible par le public, il n’est pas filmé, il est juste photographié. C’est l’image qui devient mouvante, les objets hétéroclites qui deviennent traces du mouvement et de l’action.

Pétrel l Roumagnac (duo) / de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1, scène 5, …of Darkness / 2021 Courtesy Galerie Valeria Cetraro et Salim Santa Lucia

S’appuyant sur le roman de science-fiction d’Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness, 1969), les artistes ont recherché à rendre palpable et visuel un monde cryosphérique et futuriste tel qu’il peut être imaginé dans l’art cyberpunk nippon. Le roman a la particularité d’imaginer un monde glacé où les humains sont androgynes et où les genres sont fluides, non rattachés à un individu ou à un sexe. S’étant également intéressés à la transparence, à l’artisanat verrier/miroitier de la région du Kansai et au passage de la 2D à la 3D au Japon, l’exposition présente des objets composites entre la photographie, la sculpture et le travail des matières plastiques.  Vincent Roumagnac et Aurélie Pétrel ont imaginé deux lieux symboliques dans la galerie : le premier est celui du plateau où les objets disposés dans l’espace de la galerie changeaient en fonction de la scène présentée. Le second est celui de la réserve où avait été mis en place un congélateur contenant des objets dans l’attente de se déployer sur le plateau. De plus, un lanceur à neige pouvait parfois rendre compte de l’atmosphère glaciale de cet univers romanesque futuriste. Si les deux autres premières pièces ont aussi été présentées dans la galerie, ce n’était à chaque fois que le premier acte afin de laisser la possibilité à la pièce photoscénique de voyager, de présenter des actes inédits de la pièce dans un autre lieu comme un centre d’art, et d’avoir davantage de visibilité.

A la suite de ma visite, j’ai aiguillé un entretien avec la galeriste Valeria Cetraro afin d’en apprendre plus sur son approche de l’art contemporain et sur comment elle souhaite s’inscrire dans la promotion des artistes d’aujourd’hui :

1) Comment vous vous êtes intéressée en particulier à ce duo d’artistes ?

C’est un travail particulièrement représentatif des questions qu’on étudie avec la galerie. Un peu comme la plupart des artistes représentés, ils ont d’abord participé à un cycle d’expositions collectives qui s’appelle Au-delà de l’image et qui s’est prolongé sur trois années dans l’ancien lieu de la galerie rue Saint Claude de 2014 à 2017. Il était question de travailler sur la spatialisation de l’image, de comprendre comment les artistes qui utilisaient les images les travaillaient, qu’est-ce qu’ils en faisaient, et quel était le rapport possible à l’espace. La question importante était aussi de faire coexister dans un même espace d’exposition différentes pratiques, différents médiums et un des volets les plus significatifs était le deuxième où il s’agissait de faire coexister des images fixes avec des images en mouvement. Il y avait trois vidéos différentes, toutes assez immersives avec des sons, et des sculptures qui elles avaient besoin de lumière. Donc il y avait l’idée de sortir du cadre conventionnel du Black box. J’avais connaissance du travail d’Aurélie mais pas en duo avec Vincent. Je l’avais invitée au premier volet et elle avait créé une pièce spécialement pour l’exposition qui consistait en des impressions sur des tassos en bois, un travail inspiré de ce qui s’était passé à Fukushima et Vincent était intervenu pour activer la pièce d’Aurélie et la réactiver dans l’espace. Ils travaillaient déjà ensemble depuis un moment. Ce duo commençait à devenir important pour eux. Ils ont commencé à réfléchir ensemble à comment travailler sur des œuvres encore plus distinctes de leur pratique personnelle. C’est comme ça qu’on en a parlé et qu’on a eu envie de travailler ensemble. Les deux pratiques ont commencé à marcher ensemble. Et c’est au deuxième volet qu’ils ont participé en tant que duo avec plusieurs pièces dont une consistait à jouer une pièce de théâtre alors que personne ne les voyait dans la réserve de la galerie, et une autre pièce qui était des images de très grands formats déplacées dans l’espace et qui interagissaient avec les autres œuvres. Ils ont une pratique qui se situe au croisement de plusieurs médiums, ce qui me plait beaucoup. C’est une forme d’expérimentation qui fait que le médium ne suffit pas à déterminer une pratique. C’est plutôt ce qu’on veut faire avec la technique qui m’intéresse. Les photographies ne sont pas montrées comme habituellement.

Vue d’exposition / exhibition view, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1 » / « de l’Ekumen, photoscenic piece n°3, act 1 », Galerie Valeria Cetraro, 2021 Courtesy Galerie Valeria Cetraro et Salim Santa Lucia

2) Y a-t-il eu des modifications dues à la crise sanitaire ?

Je n’ai pas changé la programmation. Il y a quelques expositions qui sont décalées du fait du premier confinement, mais globalement cela n’a pas changé. On a réussi à suivre le même ordre des choses. La chose qui a changé c’est la durée des expositions qui dure plus d’un mois maintenant. Pour permettre aux gens de voir les expositions malgré le confinement, malgré le couvre-feu, avec les changements d’horaires, et aussi parce que nous sommes moins soumis aux impératifs liés aux événements comme les foires, donc des évènements d’envergure, qui ont quand même très souvent un impact sur les dates de vernissage car on se positionne en parallèle de tout ça. Effectivement c’est plutôt très bien parce qu’on a beaucoup plus de liberté. On peut décider à un moment donné qu’on prolonge d’une semaine l’exposition… On se rend compte que cette liberté pour travailler est nécessaire. Beaucoup de questions sur la temporalité se prolongent : le temps qu’on accorde avec le travail avec les artistes et avec notre public. L’idée est d’arriver à prendre ces moments de suspens pour avoir plus de temps.

3) Quels sont les objectifs de votre galerie ? quelles missions sont importantes pour vous ?

Il est évident qu’on est là pour diffuser, promouvoir, vendre le travail des artistes mais il n’y a pas que ça. Aujourd’hui, l’idée principale dans cette galerie c’est d’arriver à créer un cadre qui pourra permettre aux artistes de travailler à long terme, d’avoir le temps d’évoluer dans leur parcours. C’est-à-dire qu’en fait la recherche artistique prend du temps. Malgré la vitesse dans laquelle nous sommes, le travail artistique est aussi une recherche, une expérimentation qui comme je le disais surtout dans les premières phases du travail d’un artiste, prend du temps, et nous on doit contribuer à donner ce temps. Il y a des phases de monstration du travail d’un artiste, mais aussi des phases de travail en atelier où l’artiste a besoin d’être concentré. Nous on doit permettre que, pendant cette phase-là, les fils de communication avec les autres acteurs du milieu de l’art soient maintenus. On sert d’intermédiaire. D’une part, l’objectif de la galerie c’est de rendre réalisable les choses, que ce soit visible, de permettre la concrétisation des choses mais aussi de maintenir un fil de communication même quand l’artiste n’est pas forcément présent, quand il ne peut pas être dans les réseaux sociaux. Évidemment, un autre des objectifs est de permettre aux œuvres et aux artistes d’intégrer des collections publiques, qu’ils puissent montrer leur travail dans des centres d’art pour qu’ils puissent s’inscrire de façon durable dans une scène artistique. L’autre objectif c’est aussi de fidéliser un public qui prenne le temps de comprendre le travail des artistes, qui ne soit pas simplement dans une observation de l’objet artistique mais qui comprenne le travail aussi comme un projet. Je reviens toujours sur le rapport à la recherche de la pratique artistique. La question c’est d’essayer de créer le contexte pour face à un monde très rapide, de créer une bulle de temps pour rester sur une forme de contenu.

4) Comment faites-vous entre vos recherches curatoriales et les propositions des artistes ? Laissez-vous de la liberté aux artistes ? Comment intervenez-vous dans leur pratique ? les guidez-vous ou pas ?

C’est les deux parce que quand un artiste fait son exposition dans ma galerie il a carte blanche. C’est-à-dire que c’est tout son travail qui m’intéresse donc je suis sûre qu’il va faire une très belle exposition. Par contre, le travail de concertation ne se fait pas forcément que pour une exposition, mais il se fait tout du long. C’est-à-dire que nous sommes quand même en communication tous les jours, tous les mois, et pas seulement au moment où on expose. En effet, il y a quand même des influences, des concertations, ça arrive même que les artistes à travers eux ils s’influencent. Il y a des sortes de clin d’œil, des filiations qui se créent entre les uns et les autres. Il y a quand même des artistes qui ont différents âges ici à la galerie. Après, comme la plupart sont arrivés par des questions qui m’intéressaient, il y a effectivement des points communs presque inconscients qui existent. Il y a des pratiques communes, pas forcément dans l’esthétique finale des œuvres.

5) Quels sont vos points d’intérêts qui regroupent les artistes ?

Ce serait de se situer au croisement entre plusieurs pratiques. C’est-à-dire que c’est quand même rare que dans la galerie il y ait des œuvres que l’on ne peut rattacher qu’à un seul médium. Ils sont tous en train de travailler en même temps avec la sculpture, l’image, la vidéo. Ils sont tous à la fois dessinateurs, sculpteurs. Il y a beaucoup d’œuvres qui ont un caractère sculptural tout en étant murales par exemple, qui sont faites de beaucoup de strates ou beaucoup de transparences. C’est vraiment une attitude qui fait qu’il y a toujours un rapport à l’espace même quand on traite l’image purement dite. J’ai l’envie que les choses se croisent. D’ailleurs, cela peut être un travail difficile à communiquer au public globalement car il y a beaucoup de strates de lecture. Les artistes cherchent beaucoup. Je peux citer Laura Gozlan qui fait de la vidéo, mais qu’on ne pourrait pas pour autant définir en tant que vidéaste, elle est sculptrice aussi, et elle fait un travail de contenu théorique important. C’est la même chose avec Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac. Je peux aussi faire des parallèles entre le travail de Pierre Clement et Pierre Weiss, qui font des œuvres murales qui font penser à des peintures mais qui sont aussi un travail de sculpture. 

Ce roman d’Ursula K. Le Guin parle de la question du genre, de ces formes hybrides. Laura Gozlan a aussi sa manière d’en parler. Enfin, ils sont plusieurs à s’emparer de ce sujet. Je pourrais dire que d’une autre façon totalement différente Pia Rondé & Fabien Saleil qui travaillent souvent avec des reliques d’animaux finissent par travailler avec cette lisière entre la vie et la mort, sur la transformation de l’organisme, de l’être humain… Par leur aptitude à créer des formes hybrides aussi bien dans les matériaux, dans les formats que dans les médiums choisis, ils ne peuvent que s’intéresser aux mêmes questions d’actualité : l’indétermination, l’impossibilité de mettre des pratiques et des individus dans des cases et la coexistence entre plusieurs états masculins, féminins. Il y a aussi deux duos dans la galerie qui est aussi une manière de penser le binôme, la dualité.

6) Comment vous travaillez avec les institutions, les musées ? Comment vous voulez promouvoir vos artistes en dehors de votre galerie ?

Avec les autres galeries, il y a toujours beaucoup de solidarité, de partage. Ça se passe très bien. Quand j’étais rue Saint Claude j’ai partagé pendant quatre mois l’espace d’une autre galerie, Thomas Bernard, ce qui m’a permis de conserver ma programmation initiale. On essaye de faire pas mal d’événements en commun. 

Par rapport aux institutions, je pense que c’est toujours très important de faire le déplacement dans les centres d’art quand les artistes font des expositions chez eux, que ce soit loin ou pas loin, que ce soit des expositions collectives ou personnelles, c’est toujours l’occasion de rencontrer les équipes des centres d’art qui font un travail considérable et qui sont davantage disponibles et à l’écoute dans cette situation. C’est très important aussi de s’intéresser à leur programmation pour comprendre en quoi le travail de notre artiste pourrait les intéresser, avant de les solliciter. Les collaborations peuvent plus facilement se mettre en place avec les centres d’art qu’avec les musées. Nous allons faire une exposition en collaboration avec le centre d’art les Bains douches en juillet où il y aura deux artistes de la galerie, deux autres artistes invités par le centre d’art et c’est autour d’un projet porté par le centre d’art depuis plusieurs années autour de l’artiste Piero Heliczer. Ce sont plusieurs années d’échange. On essaye de favoriser le dialogue à la galerie avec des rencontres, des talks, tisser des liens avec des moments de rencontre. Il y a aussi tout le processus de de propositions d’acquisitions où on fait des dossiers qui s’adressent aussi aux fondations et aux FRAC.

La galerie Valeria Cetraro présente en avril 2021 un solo show d’Anouk Kruithof intitulé Trans Human Nature qui explore les questions des formes de vie possibles et la pluralité des mondes vers des mutations et les hybridations des sphères naturelles, technologiques et sociales de notre monde futur.

Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia Courtesy Galerie Valerie Cetraro et Salim Santa Lucia

EMMA RIBEYRE

Image d’entête: Pétrel I Roumagnac (duo), de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, prise de vue photographique lors de la mise en scène du script dramaturgique (Kyoto International Conference Center) Courtesy Galerie Valeria Cetraro

Netflix fait son cinéma

Nos accès à la culture se restreignant de jour en jour, nous passons davantage de temps sur les plateformes digitales, à tenter tant bien que mal de nourrir notre curiosité. 

Regarder Netflix est souvent synonyme de facilité, de binge watching de séries populaires qui ne nous apportent pas tant que ça. Alors oui, certes, on peut être tenté de regarder Lupin parce que le Louvre nous manque terriblement. Mais une fois passée la page d’accueil mettant en avant les derniers blockbusters, ce catalogue regorge de trésors. Nous avons ainsi sélectionné les films sur Netflix qui nous permettent d’allier au maximum couvre-feu et culture. Encore faut-il y avoir un abonnement, sinon, négociez des codes !

Les classiques

Le Mépris (1963), Jean-Luc Godard

Jean-Luc Godard parmi les chefs-d’œuvre ? Pas très original me direz-vous. Mais on oublie trop souvent de revoir nos classiques sur Netflix. L’histoire de cette adaptation d’un roman de  Moravia est simple : elle met en scène les tensions du couple Camille et Paul (Piccoli et Bardot ) alors que celui-ci réalise une adaptation cinématographique de L’Odyssée aux côtés de Fritz Lang (dans son propre rôle) sous la pression d’un producteur cupide et goujat (Jack Palance). Dans  l’atmosphère surexposée de la villa Malaparte règnent les non dits, Paul semble prêt à sacrifier sa femme et sa crédibilité artistique pour satisfaire l’Américain.

C’est l’occasion de découvrir par ce chef-d’oeuvre le propos de Godard sur le cinéma lui-même, le réalisateur citant André Bazin dans le générique audio : « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs », y ajoutant « Le Mépris est l’histoire de ce monde ». 

Pierrot le fou (1965), Jean-Luc Godard 

“Qu’est-ce que je peux faire? J’sais pas quoi faire !” Regardez donc Pierrot le Fou, disponible sur Netflix !  Notre liste des incontournables du cinéma ne serait complète sans le couple Jean Paul Belmondo – Anna Karina formé par Jean-Luc Godard. Suite à des ennuis avec un groupe de gangsters, le couple part en cavale à travers la France, s’aventurant jusqu’aux côtes de la Méditerranée.

On y retient le jeu des couleurs : la fine cravate de Ferdinand, ses carnets de notes, la peinture qu’il étale sur son visage, ou encore les reflets des lampadaires sur le pare-brise dans la nuit. 

Peau d’âne (1970), Jacques Demy

Peau d’âne a bercé l’enfance de nombreux d’entre nous, mais ce chef-d’œuvre est à découvrir à tout âge, offrant autant d’interprétation que de point de vue. Reprenant le récit de Charles Perrault, Jacques Demy nous offre sa vision du conte médiéval, merveilleux, fantasque, parsemé d’anachronismes. Sur une musique originale de Michel Legrand, ce film reprend le format de la comédie musicale, rappelant d’autres bijoux du réalisateur, Les demoiselles de Rochefort et Les Parapluies de Cherbourg, à découvrir également sur Netflix. 

Les animés

Le voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no kamikakushi, 2001), Hayao Miyazaki

La Maison espagnole Loewe présentait récemment une collaboration avec le Studio Ghibli, studio d’animation japonais fondé par Hayao Miyazaki et Isao Takahata, autour du film Mon voisin Totoro. Voici alors une nouvelle occasion de se plonger dans l’univers de Miyazaki. On retiendra notamment pour notre sélection les deux heures cinq de rêverie qu’offre le fantastique Voyage de Chihiro, récompensé de l’Oscar du meilleur film d’animation en 2002. Suivez Chihiro dans son odyssée vertigineuse, relever chacun des défis se présentant à elle, comme autant de représentations de thématiques contemporaines intriguant le réalisateur. 

La Princesse Mononoké (Mononoke hime, 1997), Hayao Miyazaki

Enfant, je regardais en boucle ce film et aujourd’hui je ne m’en lasse toujours pas. La finesse du dessin d’Hayao Miyazaki atteint pour moi son apogée dans les paysages poétiques de ce Japon empreint de récits mythologiques autant que d’enjeux liés à l’industrialisation. La complexité des personnages et l’absence totale de manichéisme fait la richesse de cet animé relatant la quête d’Ashitaka pour guérir de la malédiction qui le ronge. Un conte entre nature et culture, entre tradition et modernité, qui ne cessera jamais de m’émerveiller. 

Your Name. (Kimi no na wa., 2016), Makato Shinkai 

Sortons des sentiers battus des films de Miyazaki pour rejoindre un autre chemin qui gagne à être exploré par le grand public français ; ceux des films animés de Makoto Shinkai. Ce réalisateur, que l’on appelle d’ailleurs “le nouveau Miyazaki”, propose avec Your Name. un bijou de l’animation japonaise, autant sur la forme que le fond. Les dessins frôlent la réalité, en représentant jusqu’au détail près les paysages urbains de Tokyo à la campagne du Japon. On y voit même du lens flare (les cercles lumineux dû au reflet du soleil que l’on retrouve sur certaines photos) lors de plans sur un beau ciel bleu ou un coucher de soleil. Débutant innocemment par deux jeunes adolescents qui échangent leur corps un beau matin, la tournure que ce film prend à mi-chemin laisse à réfléchir sur des thèmes plus profonds. 

Cinéma contemporain

Marriage Story (2019), Noah Baumbach

Ce film signé par Noah Baumbach et produit par Netflix, nominé pas moins de 77 fois aux Golden Globes, est une pépite du géant américain de la VOD partie à la conquête du Cinéma avec un grand C. Le réalisme et la simplicité du scénario, consacré au divorce d’un metteur en scène (Adam Driver) et de sa comédienne favorite (Scarlett Johansson), met en valeur un jeu d’acteur sans excès mais très touchant. Avec une profonde bienveillance sur les personnages, Baumbach pose un regard  très émouvant sur la famille moderne.

Call Me By Your Name (2017), Luca Guadagnino

Face à Call Me By Your Name, on a le sentiment de bronzer, de s’évader dans l’Italie de 1983 en glissant sur la bande son solaire de Sufjan Stevens. On plonge sans hésiter dans ce récit initiatique vers la découverte du désir du jeune Elio (Timothée Chalamet), sa passion pour Oliver (Armie Hammer).

Outre un magnifique film sur l’adolescence et les amours queer incandescents, Luca Guadagnino y pose une réflexion anthropologique sur les héritages culturels. Il y a dans le rapport très humain à l’archéologie entretenu par le Professeur Perlman (Michael Stuhlbarg) comme une continuité entre la civilisation gréco-romaine et monde d’Elio et sa famille, qui contraste avec celui d’Oliver, l’Américain visiblement issu d‘un milieu conservateur dont il s’échappe pour cette escapade estivale avec le spectateur.

Mommy (2014), Xavier Dolan

Comment ne pas évoquer Xavier Dolan au sujet du cinéma contemporain ? Et bonne nouvelle : une partie de ses longs-métrages sont sur Netflix : Juste la fin du monde, Tom à la ferme, Les Amours imaginaires, et l’incontournable Mommy. Vivez au plus près de Diane, veuve, qui se met au défi de prendre la garde de son fils violent et turbulent, Steve, expulsé de son centre de rééducation.  Dans un temps suspendu, se crée l’espérance d’un équilibre retrouvé entre la mère et le fils, aidé par leur voisine, Kyla.

Partageant cette aventure, ce film nous place au plus près des émotions des personnages, des pulsions violentes de Steve à l’allégresse générale de cette utopie. Transportés par une bande son soignée, vous ne danserez plus jamais de la même façon sur du Céline Dion.

Le tour des galeries #3

Le mot s’est passé : les galeries d’art sont ouvertes et sont la quasi-seule manière de se trouver face à des œuvres en ce moment. En témoignent les longues files d’attente de visiteurs devant leurs portes, les galeries étanchent notre soif de culture, par des expositions de qualité pour nombreuses d’entre elles.

Nous commençons ce troisième Tour des galeries dans le 6ème arrondissement, où Gaudel de Stampa expose l’artiste néerlandais Gijs Milius. Pour sa troisième exposition parisienne, Les Curatrices, Daantje, Flappie, etc., l’artiste poursuit son travail au pastel gras, et propose également deux installations faites à partir de bois et mousse.

Dès l’entrée de la galerie, nous sommes projetés dans l’espace : nous contemplons au mur un premier dessin ; nous pouvons y reconnaître une galaxie, vue de loin, ou peut-être un nuage de poussière, de gaz. Cette œuvre donne le ton : tout au long de cette exposition, il sera en effet question d’espace, où le visiteur, d’œuvre en œuvre, change de dimension.

Les Curatrices, 2020, oil pastel sur papier, 50 x 65 cm. Courtesy Gaudel de Stampa, Paris.

Dans cet univers, nous sommes accueillis par les maîtresses des lieux : un couple de curatrices, défiant la distanciation physique de règle ces temps-ci par une inconsciente proximité de leurs visages. En scrutant longuement ces deux figures, nous sommes happés par leurs yeux, quatre billes rondes qui nous apparaissent comme des planètes, puis quatre pupilles noires, denses, dans lesquelles nous voulons plonger. Exposés en face, deux géants trous noirs répondent à ce portrait et accentuent notre vertige face à l’inconnu, à l’obscurité. Nous y retrouvons le travail méticuleux et précis du pastel gras, ainsi que la dimension cartoonesque, fantastique de Gijs Milius.

Gat’s Nachts, 2020, oil stick, pastel gras sur papier, 78 x 60 cm ; Gat’s Avonds, oil stick, wax pastel sur papier, 78 x 60 cm. Courtesy Gaudel de Stampa, Paris.

Sur le mur du fond, est accrochée une perspective. Par quelques lignes ordonnées et un travail des ombres, Gijs Milius a créé un espace tridimensionnel, quasiment le plus rudimentaire qu’il soit. Par la suite, comme un moulage d’empreinte, l’artiste a modelé dans de la mousse cet espace illusoire qu’il a créé. Sous nos yeux, c’est alors toute l’Histoire de l’Art, de la Renaissance aux Concetto spaziale de Fontana qui est recueillie et déposée au centre de la galerie. 

Les Curatrices, Daantje, Flappie, etc. vue d’exposition, janvier 2021. Courtesy Gaudel de Stampa, Paris.

Dans les dernières œuvres de l’exposition, vient se mêler le temps, notion inséparable de celle de l’espace. Face à Flappie, animal de compagnie de l’artiste, nous nous rendons compte du chemin parcouru au fil de l’exposition, comme si nous avions cherché, tout du long, à poursuivre ce lapin.

Flappie, 2020, oil stick, oil pastel, wax pastel sur papier, 30 x 42 cm. Courtesy Gaudel de Stampa, Paris

Vous l’aurez compris, cette exposition est riche de sens, d’interprétations ; il faut s’y rendre !

Les Curatrices, Daantje, Flappie, etc., Gijs Milius, jusqu’au 20 mars 2021, Gaudel de Stampa, 49 Quai des Grands Augustins, 75006 Paris.

Dans le quartier, profitez-en pour visiter le nouvel espace de la galerie kamel mennour, où dialoguent deux artistes historiques, Phillipe Parreno et Daniel Buren, dans une œuvre créée spécialement pour le lieu.

D’ici votre visite, vous pouvez vous imprégner du travail de Phillipe Parreno en l’écoutant au micro d’Arnaud Laporte dans l’émission Affaires Culturelles de France Culture. L’artiste revient notamment sur sa rencontre avec Daniel Buren et sur la préparation de l’œuvre présentée en ce moment.

Simultanément, travaux in situ et en mouvement, Daniel Buren, Philippe Parreno, jusqu’au 27 février 2021, kamel mennour, 5 rue du Pont de Lodi, 75006 Paris.

Une autre exposition remarquable se trouve à la galerie Levy Gorvy, dans le 3ème arrondissement : Horizons. Cette exposition de groupe est curatée par l’artiste Etel Adnan, avec la collaboration de Victoire de Pourtalès.

La notion d’horizon nous rappelle les œuvres de l’artiste, où nous pouvons découvrir des paysages créés par des aplats de peinture. Le spectateur assimilera alors l’une ou l’autre des lignes de la toile à cette rencontre entre le ciel et la terre ou la mer.

Vue d’exposition, Horizons, curatée par Etel Adnan, Lévy Gorvy Paris, février 2021

Etel Adnan a ainsi réuni autour d’elle un ensemble de neuf artistes dont les créations dialoguent avec son œuvre, dont une magnifique série de cinq toiles est exposée. Nous retrouvons l’attachement au Liban chez Christine Safa – jeune artiste dont le travail me plaît beaucoup -, l’usage de la couleur vive chez Ugo Rondinone, la dimension historique de son travail chez Joan Mitchell, autre artiste majeure pour l’abstraction, ou encore des céramiques de sa compagne, Simone Fattal.

Mais la notion d’horizon évoque aussi la possibilité de regarder vers un futur avec confiance, de tenir un cap, de pouvoir développer des projets. Dans son nouveau texte poétique, Etel Adnan revient sur son itinérance tout au long de sa vie, entre son pays natal, le Liban, la Californie et la France. Horizons évoque ainsi le vécu de l’artiste, tiraillé entre différentes cultures, avec des perspectives de vie souvent chamboulées.

Vous pouvez en découvrir davantage sur Etel Adnan grâce à Margaux Brugvin qui revient sur les étapes marquantes de sa vie dans l’une de ses vidéos IGTV :

Horizons, curatée par Etel Adnan, jusqu’au 20 mars 2021, Lévy Gorvy Paris, 4 passage Sainte-Avoye (entrée par le 8 rue Rambuteau, 75003 Paris.

A quelques centaines de mètres, est exposé Christian Boltanski. Il s’agit de sa première exposition après sa rétrospective au Centre Pompidou, l’hiver dernier, mais aussi après la pandémie mondiale. Après, est ainsi le titre de l’exposition.

2020 a marqué l’artiste en ce que la mort, thème largement exploré dans son œuvre, a été placée au premier plan : au plus fort de l’épidémie, chaque jour, le nombre de morts été annoncé, nous avons vécu dans l’incertitude, avec l’angoisse de perdre des proches.

«  L’expérience que je souhaite pour le public qui vient visiter chacune de mes expositions n’est pas forcément de comprendre mais de ressentir que quelque chose a eu lieu  »

Christian Boltanski dans Faire son temps, Ed. Centre Pompidou, Paris, 2019, entretien entre C. Boltanski et B. Blistène, p.63
Vue d’exposition, Après, Christian Boltanski, Galerie Marian Goodman, Paris, février 2021

Ce qui est marquant dans cette exposition est la capacité de l’artiste à transformer l’espace de la galerie en une suite d’installations, nous plongeant dans son univers, dans ses œuvres, à travers une esthétique qui lui est propre. « L’expérience que je souhaite pour le public qui vient visiter chacune de mes expositions n’est pas forcément de comprendre mais de ressentir que quelque chose a eu lieu » déclare l’artiste, ce qui est rendu possible par cette fantastique scénographie.

Vous pouvez réserver votre visite directement sur le site de la galerie, en suivant ce lien !

Après, Christian Boltanski, jusqu’au 13 mars 2021, Galerie Marian Goodman, 79 rue du Temple, 75003 Paris.

La galerie Templon expose une nouvelle série de peintures récentes de Claude Viallat, riches en couleurs, formes mais également explorations : on remarquera l’utilisation nouvelle de tissus provençaux, reliant telles des sutures les toiles marqués du motif de l’artiste. Et comme on ne rate jamais une occasion de se trouver face à des œuvres du maestro, je vous invite à vous y rendre. Vous pouvez également retrouver l’artiste au micro de d’Arnaud Laporte, qui revient sur les temps forts de sa carrière jusqu’à la question de sa postérité.

Détail d’une œuvre de Claude Viallat exposée actuellement à la Galerie Templon.

Sutures et Varia, Claude Viallat, jusqu’au 20 mars 2021, Galerie Templon, 28 rue du Grenier Saint-Lazare, 75003 Paris.

Enfin, vous pouvez vous rendre à la Galerie Perrotin, qui expose en ce moment de jeunes peintres. On peut y voir des œuvres d’Alex Foxton et Mathilde Denize, que nous avions découverts à la galerie Derouillon et dont nous avions beaucoup aimé le travail. Rendez-vous cette fois-ci rue de Turenne !

Les yeux clos, jusqu’au 27 mars 2021, Galerie Perrotin, 76 rue de Turenne, 75003 Paris.

CONSTANT DAURÉ