À l’entrée dans la galerie Valeria Cetraro, vous êtes accueillis et guidés, que vous soyez connaisseur ou profane à l’art de notre temps, un art profondément composite, mêlant les médiums, les pratiques et les influences. Existant auparavant rue Saint Claude à Paris depuis 2014, la galerie s’est déplacée rue Cafarelli en 2019 où j’ai pu admirer l’installation d’un duo d’artistes : Vincent Roumagnac et Aurélie Pétrel. Il s’agissait de leur troisième pièce photoscénique évoluant par l’agencement de scènes successives durant le temps de l’exposition du 9 janvier au 6 mars 2021, de la scène 1 à la scène 5 de l’acte 1. Dès lors, le terme de photoscénique est très bien expliqué par la galeriste ainsi que par son assistante-médiatrice culturelle. En effet, l’exposition doit s’accompagner d’un éclairage sur le processus créatif très cher à la galeriste qui souhaite souligner que la création artistique prend du temps et est entourée de questions de recherche pour les artistes. La médiation a toujours été présente dans cette galerie.
Ainsi, ce duo d’artistes a inventé le néologisme photoscénique pour un projet qui fait coexister des problématiques liées à la photographie et à la scénographie. Par ailleurs, il s’agit de leur troisième exposition personnelle et de la troisième partie d’une trilogie de pièces photoscéniques. Toutes ces pièces prennent appui sur un texte littéraire sur la base duquel les artistes élaborent un script dramaturgique qu’ils jouent lors d’une résidence artistique. Un voyage commun est nécessaire afin de créer. Pour élaborer cette troisième pièce, ils ont mené une résidence pendant deux mois à la Villa Kujoyama à Kyoto au Japon. Le jeu de la pièce mène à la réalisation de prises de vue photographiques qui seront intégrées dans des éléments de décor et de costumes dont certains ont été utilisés pendant la mise en scène de la pièce théâtrale. L’acte performatif n’est jamais visible par le public, il n’est pas filmé, il est juste photographié. C’est l’image qui devient mouvante, les objets hétéroclites qui deviennent traces du mouvement et de l’action.

Pétrel l Roumagnac (duo) / de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1, scène 5, …of Darkness / 2021 Courtesy Galerie Valeria Cetraro et Salim Santa Lucia
S’appuyant sur le roman de science-fiction d’Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness, 1969), les artistes ont recherché à rendre palpable et visuel un monde cryosphérique et futuriste tel qu’il peut être imaginé dans l’art cyberpunk nippon. Le roman a la particularité d’imaginer un monde glacé où les humains sont androgynes et où les genres sont fluides, non rattachés à un individu ou à un sexe. S’étant également intéressés à la transparence, à l’artisanat verrier/miroitier de la région du Kansai et au passage de la 2D à la 3D au Japon, l’exposition présente des objets composites entre la photographie, la sculpture et le travail des matières plastiques. Vincent Roumagnac et Aurélie Pétrel ont imaginé deux lieux symboliques dans la galerie : le premier est celui du plateau où les objets disposés dans l’espace de la galerie changeaient en fonction de la scène présentée. Le second est celui de la réserve où avait été mis en place un congélateur contenant des objets dans l’attente de se déployer sur le plateau. De plus, un lanceur à neige pouvait parfois rendre compte de l’atmosphère glaciale de cet univers romanesque futuriste. Si les deux autres premières pièces ont aussi été présentées dans la galerie, ce n’était à chaque fois que le premier acte afin de laisser la possibilité à la pièce photoscénique de voyager, de présenter des actes inédits de la pièce dans un autre lieu comme un centre d’art, et d’avoir davantage de visibilité.
A la suite de ma visite, j’ai aiguillé un entretien avec la galeriste Valeria Cetraro afin d’en apprendre plus sur son approche de l’art contemporain et sur comment elle souhaite s’inscrire dans la promotion des artistes d’aujourd’hui :
1) Comment vous vous êtes intéressée en particulier à ce duo d’artistes ?
C’est un travail particulièrement représentatif des questions qu’on étudie avec la galerie. Un peu comme la plupart des artistes représentés, ils ont d’abord participé à un cycle d’expositions collectives qui s’appelle Au-delà de l’image et qui s’est prolongé sur trois années dans l’ancien lieu de la galerie rue Saint Claude de 2014 à 2017. Il était question de travailler sur la spatialisation de l’image, de comprendre comment les artistes qui utilisaient les images les travaillaient, qu’est-ce qu’ils en faisaient, et quel était le rapport possible à l’espace. La question importante était aussi de faire coexister dans un même espace d’exposition différentes pratiques, différents médiums et un des volets les plus significatifs était le deuxième où il s’agissait de faire coexister des images fixes avec des images en mouvement. Il y avait trois vidéos différentes, toutes assez immersives avec des sons, et des sculptures qui elles avaient besoin de lumière. Donc il y avait l’idée de sortir du cadre conventionnel du Black box. J’avais connaissance du travail d’Aurélie mais pas en duo avec Vincent. Je l’avais invitée au premier volet et elle avait créé une pièce spécialement pour l’exposition qui consistait en des impressions sur des tassos en bois, un travail inspiré de ce qui s’était passé à Fukushima et Vincent était intervenu pour activer la pièce d’Aurélie et la réactiver dans l’espace. Ils travaillaient déjà ensemble depuis un moment. Ce duo commençait à devenir important pour eux. Ils ont commencé à réfléchir ensemble à comment travailler sur des œuvres encore plus distinctes de leur pratique personnelle. C’est comme ça qu’on en a parlé et qu’on a eu envie de travailler ensemble. Les deux pratiques ont commencé à marcher ensemble. Et c’est au deuxième volet qu’ils ont participé en tant que duo avec plusieurs pièces dont une consistait à jouer une pièce de théâtre alors que personne ne les voyait dans la réserve de la galerie, et une autre pièce qui était des images de très grands formats déplacées dans l’espace et qui interagissaient avec les autres œuvres. Ils ont une pratique qui se situe au croisement de plusieurs médiums, ce qui me plait beaucoup. C’est une forme d’expérimentation qui fait que le médium ne suffit pas à déterminer une pratique. C’est plutôt ce qu’on veut faire avec la technique qui m’intéresse. Les photographies ne sont pas montrées comme habituellement.

Vue d’exposition / exhibition view, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1 » / « de l’Ekumen, photoscenic piece n°3, act 1 », Galerie Valeria Cetraro, 2021 Courtesy Galerie Valeria Cetraro et Salim Santa Lucia
2) Y a-t-il eu des modifications dues à la crise sanitaire ?
Je n’ai pas changé la programmation. Il y a quelques expositions qui sont décalées du fait du premier confinement, mais globalement cela n’a pas changé. On a réussi à suivre le même ordre des choses. La chose qui a changé c’est la durée des expositions qui dure plus d’un mois maintenant. Pour permettre aux gens de voir les expositions malgré le confinement, malgré le couvre-feu, avec les changements d’horaires, et aussi parce que nous sommes moins soumis aux impératifs liés aux événements comme les foires, donc des évènements d’envergure, qui ont quand même très souvent un impact sur les dates de vernissage car on se positionne en parallèle de tout ça. Effectivement c’est plutôt très bien parce qu’on a beaucoup plus de liberté. On peut décider à un moment donné qu’on prolonge d’une semaine l’exposition… On se rend compte que cette liberté pour travailler est nécessaire. Beaucoup de questions sur la temporalité se prolongent : le temps qu’on accorde avec le travail avec les artistes et avec notre public. L’idée est d’arriver à prendre ces moments de suspens pour avoir plus de temps.
3) Quels sont les objectifs de votre galerie ? quelles missions sont importantes pour vous ?
Il est évident qu’on est là pour diffuser, promouvoir, vendre le travail des artistes mais il n’y a pas que ça. Aujourd’hui, l’idée principale dans cette galerie c’est d’arriver à créer un cadre qui pourra permettre aux artistes de travailler à long terme, d’avoir le temps d’évoluer dans leur parcours. C’est-à-dire qu’en fait la recherche artistique prend du temps. Malgré la vitesse dans laquelle nous sommes, le travail artistique est aussi une recherche, une expérimentation qui comme je le disais surtout dans les premières phases du travail d’un artiste, prend du temps, et nous on doit contribuer à donner ce temps. Il y a des phases de monstration du travail d’un artiste, mais aussi des phases de travail en atelier où l’artiste a besoin d’être concentré. Nous on doit permettre que, pendant cette phase-là, les fils de communication avec les autres acteurs du milieu de l’art soient maintenus. On sert d’intermédiaire. D’une part, l’objectif de la galerie c’est de rendre réalisable les choses, que ce soit visible, de permettre la concrétisation des choses mais aussi de maintenir un fil de communication même quand l’artiste n’est pas forcément présent, quand il ne peut pas être dans les réseaux sociaux. Évidemment, un autre des objectifs est de permettre aux œuvres et aux artistes d’intégrer des collections publiques, qu’ils puissent montrer leur travail dans des centres d’art pour qu’ils puissent s’inscrire de façon durable dans une scène artistique. L’autre objectif c’est aussi de fidéliser un public qui prenne le temps de comprendre le travail des artistes, qui ne soit pas simplement dans une observation de l’objet artistique mais qui comprenne le travail aussi comme un projet. Je reviens toujours sur le rapport à la recherche de la pratique artistique. La question c’est d’essayer de créer le contexte pour face à un monde très rapide, de créer une bulle de temps pour rester sur une forme de contenu.
4) Comment faites-vous entre vos recherches curatoriales et les propositions des artistes ? Laissez-vous de la liberté aux artistes ? Comment intervenez-vous dans leur pratique ? les guidez-vous ou pas ?
C’est les deux parce que quand un artiste fait son exposition dans ma galerie il a carte blanche. C’est-à-dire que c’est tout son travail qui m’intéresse donc je suis sûre qu’il va faire une très belle exposition. Par contre, le travail de concertation ne se fait pas forcément que pour une exposition, mais il se fait tout du long. C’est-à-dire que nous sommes quand même en communication tous les jours, tous les mois, et pas seulement au moment où on expose. En effet, il y a quand même des influences, des concertations, ça arrive même que les artistes à travers eux ils s’influencent. Il y a des sortes de clin d’œil, des filiations qui se créent entre les uns et les autres. Il y a quand même des artistes qui ont différents âges ici à la galerie. Après, comme la plupart sont arrivés par des questions qui m’intéressaient, il y a effectivement des points communs presque inconscients qui existent. Il y a des pratiques communes, pas forcément dans l’esthétique finale des œuvres.
5) Quels sont vos points d’intérêts qui regroupent les artistes ?
Ce serait de se situer au croisement entre plusieurs pratiques. C’est-à-dire que c’est quand même rare que dans la galerie il y ait des œuvres que l’on ne peut rattacher qu’à un seul médium. Ils sont tous en train de travailler en même temps avec la sculpture, l’image, la vidéo. Ils sont tous à la fois dessinateurs, sculpteurs. Il y a beaucoup d’œuvres qui ont un caractère sculptural tout en étant murales par exemple, qui sont faites de beaucoup de strates ou beaucoup de transparences. C’est vraiment une attitude qui fait qu’il y a toujours un rapport à l’espace même quand on traite l’image purement dite. J’ai l’envie que les choses se croisent. D’ailleurs, cela peut être un travail difficile à communiquer au public globalement car il y a beaucoup de strates de lecture. Les artistes cherchent beaucoup. Je peux citer Laura Gozlan qui fait de la vidéo, mais qu’on ne pourrait pas pour autant définir en tant que vidéaste, elle est sculptrice aussi, et elle fait un travail de contenu théorique important. C’est la même chose avec Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac. Je peux aussi faire des parallèles entre le travail de Pierre Clement et Pierre Weiss, qui font des œuvres murales qui font penser à des peintures mais qui sont aussi un travail de sculpture.
Ce roman d’Ursula K. Le Guin parle de la question du genre, de ces formes hybrides. Laura Gozlan a aussi sa manière d’en parler. Enfin, ils sont plusieurs à s’emparer de ce sujet. Je pourrais dire que d’une autre façon totalement différente Pia Rondé & Fabien Saleil qui travaillent souvent avec des reliques d’animaux finissent par travailler avec cette lisière entre la vie et la mort, sur la transformation de l’organisme, de l’être humain… Par leur aptitude à créer des formes hybrides aussi bien dans les matériaux, dans les formats que dans les médiums choisis, ils ne peuvent que s’intéresser aux mêmes questions d’actualité : l’indétermination, l’impossibilité de mettre des pratiques et des individus dans des cases et la coexistence entre plusieurs états masculins, féminins. Il y a aussi deux duos dans la galerie qui est aussi une manière de penser le binôme, la dualité.
6) Comment vous travaillez avec les institutions, les musées ? Comment vous voulez promouvoir vos artistes en dehors de votre galerie ?
Avec les autres galeries, il y a toujours beaucoup de solidarité, de partage. Ça se passe très bien. Quand j’étais rue Saint Claude j’ai partagé pendant quatre mois l’espace d’une autre galerie, Thomas Bernard, ce qui m’a permis de conserver ma programmation initiale. On essaye de faire pas mal d’événements en commun.
Par rapport aux institutions, je pense que c’est toujours très important de faire le déplacement dans les centres d’art quand les artistes font des expositions chez eux, que ce soit loin ou pas loin, que ce soit des expositions collectives ou personnelles, c’est toujours l’occasion de rencontrer les équipes des centres d’art qui font un travail considérable et qui sont davantage disponibles et à l’écoute dans cette situation. C’est très important aussi de s’intéresser à leur programmation pour comprendre en quoi le travail de notre artiste pourrait les intéresser, avant de les solliciter. Les collaborations peuvent plus facilement se mettre en place avec les centres d’art qu’avec les musées. Nous allons faire une exposition en collaboration avec le centre d’art les Bains douches en juillet où il y aura deux artistes de la galerie, deux autres artistes invités par le centre d’art et c’est autour d’un projet porté par le centre d’art depuis plusieurs années autour de l’artiste Piero Heliczer. Ce sont plusieurs années d’échange. On essaye de favoriser le dialogue à la galerie avec des rencontres, des talks, tisser des liens avec des moments de rencontre. Il y a aussi tout le processus de de propositions d’acquisitions où on fait des dossiers qui s’adressent aussi aux fondations et aux FRAC.
La galerie Valeria Cetraro présente en avril 2021 un solo show d’Anouk Kruithof intitulé Trans Human Nature qui explore les questions des formes de vie possibles et la pluralité des mondes vers des mutations et les hybridations des sphères naturelles, technologiques et sociales de notre monde futur.

Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia Courtesy Galerie Valerie Cetraro et Salim Santa Lucia
EMMA RIBEYRE
Image d’entête: Pétrel I Roumagnac (duo), de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, prise de vue photographique lors de la mise en scène du script dramaturgique (Kyoto International Conference Center) Courtesy Galerie Valeria Cetraro