Souvenirs des Rencontres d’Arles

De passage aux Rencontres de la photographie d’Arles, j’y ai croisé une multitude de regards sur le monde qui m’ont touchée, impressionnée, fascinée. Aussi, voici quelques réflexions sur certaines expositions. 

Depuis 1970, ce festival est devenu un incontournable des artisans, artistes et amateurs du médium photographique et fait vibrer la ville parsemée d’expositions de juillet à septembre. 

Cet article est volontairement non exhaustif et de nombreuses autres manifestations culturelles pourraient attirer votre attention dans la ville camarguaise.

The New Black Vanguard : photographie entre art et mode

The New Black Vanguard : photographie entre art et mode

Un des événements phares de cette cinquantième édition des Rencontres d’Arles est probablement l’exposition The New Black Vanguard : photographie entre art et mode qui met à l’honneur quinze photographes africains ou africains-américains et défend une culture noire. Il s’agit d’une (très) jeune génération d’artistes – la plupart d’entre eux ont moins de trente ans – particulièrement actifs dans le monde de la mode et du design, offrant leurs visions libérées du regard blanc. En parcourant ce group show, il est en effet possible d’observer des codes partagés mais une absence d’homogénéité iconographique ou thématique. Ainsi, les jeux de couleurs peuvent se retrouver, par des palettes tantôt pop ou pastels, valorisant le modèle noir, comme c’est le cas chez Micaiah Carter ou Ruth Ossai. De même, une volonté de représenter la ville africaine, de Lagos à Johannesburg, ou des quartiers historiquement habités par des personnes racisées, comme le Bronx, et d’en montrer la beauté, la dynamique et la vie, est présente dans la démarche de beaucoup, à l’instar de Stephen Tayo ou Renell Medrano.

Conceptuellement, des questionnements sur la définition d’une ou plusieurs identités noires, traversant les frontières et population semblent traverser The New Black Vanguard. Ces réflexions apparaissent d’autant plus dynamiques que les photographes ici présentés sont tous pleinement intégrés à des industries créatives mondialisées, où ils doivent trouver des manières de mêler traditions, origines en décentrant le modèle occidental et blanc, tout en interagissant avec des institutions comme les marques de luxes ou les magazines de mode. 

De ces identités noires revendiquées émergent des visions comme les Couture Hijabs de Tyler Mitchell où de jeunes femmes arborent un voile composé de fleurs roses bonbons qui encadrent le visage. De ce regard sur la société contemporaine et globale, se distinguent les “anti-selfies” d’Arielle Bob Willis où les corps contorsionnés s’expriment à l’abri des visages habituellement surexposés. 

Aperture et rencontre de la photo, commissariat d’Antwaun Sargent

Visible à Arles : Eglise Sainte-Anne, du 4 juillet au 26 septembre 2021

Almudena Romero, The Pigment change

Almudena Romero, The art of producing, 2020, photographie sur végétal, BMW Residency

Nichée au sein du Cloître Saint-Trophisme, l’exposition de l’Espagnole Almudena Romero issue de sa résidence artistique mécénée par B constitue un questionnement radical sur la création matérielle, en l’occurrence photographique. Elle y montre des impressions photographiques sur végétaux permises par phénomènes altérant  leur pigmentation tels que la photosynthèse ou le blanchissage optique. 

Au delà d’une simple originalité de support, The Pigment Change  témoigne d’une recherche sur la production matérielle, à échelle individuelle ou industrielle : par ces feuillages sur lesquels se détachent des fragments de figure humaine, Almudena Romero met en évidence la volonté sociologique de dépasser la nature tout en l’utilisant. Des mains saisies en plein gestes sont d’ailleurs omniprésentes sur ces feuillages photographiques, pour figurer l’acte de faire, de produire plus jusqu’à l’épuisement. En effet, la photographie est permise par une maîtrise humaine de nombreux phénomènes optiques et chimiques et s’est notamment développée pour répondre au besoin grandissant d’images reproductibles de nos sociétés. Son impact environnemental est loin d’être négligeable, pour autant se passer de ce médium d’expression artistique et de communication nous est impensable pour de nombreuses raisons. En outre, la photo permet aussi de reproduire, de manipuler, de déformer, .. la nature. L’artiste nous met face à nos paradoxes et cherche d’autres voies. 

Almudena Romero accompagne ces recherches sur le support et la raison d’être de la photographie, d’un travail sur les archives familiales, en ce que le maintien du souvenir d’événements et de personnes alimente souvent nos usages intimes de ce médium. Pourtant malgré ces captures visuelles du vivant, ces images ont inévitablement un caractère éphémère, à l’instar de la mémoire qu’elles entretiennent.

Elle interroge ainsi le rôle du photographe – artiste ou amateur – tant dans un phénomène anthropologique de commémorer, conserver par le biais de la production et reproduction des images, que dans les causes de la crise écologique. 

Visible à Arles : Award Solo Show au Cloître Saint-Trophime, du 4 juillet au 29 août 2021

Ilanit Illoutz, Wadi Qelt, dans la clarté des pierres

Sélectionnée pour le prix la découverte Louis Roederer, Ilanit Illoutz est également une artiste qui pense les liens entre médium photographique et objet capturé. Pour cette exposition, elle réalise des tirages fossilisés, employant du sel de la vallée de Wadi Qelt, située entre Jérusalem et Jéricho, pour développer des visions de ce territoire. Sur ces photographies on observe les roches cristallines, les pierres arides qui caractérisent ce paysage asséché par l’homme. Les images donnent à voir des formes organiques et pourtant corrosives,  laissées impropres à la vie par l’activité humaine. 

 La composition chimique de ces sels de Judée est par ailleurs proche de celle employée par Nicéphore Niepce dans les recherches qui menèrent à l’invention de la photographie, ce qui crée immanquablement des liens entre la pratique d’Ilanit Illoutz et les origines même de la technique, voire l’ensemble de la production photographique depuis le XIXe siècle. 

La matérialité de l’œuvre rencontre ainsi son sujet pour parler de l’impact humain sur l’environnement au sein de photos sculpturales, aux formes abstraites et poétiques.

Sélection du prix de la découverte Louis Roederer

Maba, fondation des artistes 

Visible à Arles : Église des Frères Pêcheurs, du 4 juillet au 29 août 2021

Tarrah Krajnak, Rituels de maîtres II : les nus de Weston

Mon dernier coup de coeur arlésien est à la fois un hommage au photographe Edward Weston,  figure majeure de le mouvement artistique de la straight photographie de la première moitié du XXe siècle, et une remise en question du male gaze et du regard blanc sur les corps féminins et racisés de ce dernier.

L’artiste Tarrah Krajnak expose à Arles des autoportraits nus où elle se montre dans la pose du modèle de Weston présent par le livre Nude, ouvert. 

Tarrah Krajnak illustre le paradoxe douloureux de la connaissance et de la jouissance de l’histoire de l’art en tant que femme racisée et consciente des biais intrinsèques à beaucoup de nos chefs d’oeuvres. Ici, nous trouvons des références à des  photographies où le corps féminin est fragmenté dans une recherche formelle incroyable mais où les formes du corps féminin sont fantasmées, où le cadrage se centre souvent sur la poitrine, les fesses du modèle et où son visage apparaît rarement, donc où il est objectifié.  

Par un jeu de répétition formelle, faisant écho à la beauté de ces photos de Weston, la photographe crée une forme de rythme visuel particulièrement réussi.

Mais ces mises en abîmes lui permettent surtout de se réapproprier l’art photo et son propre corps. 

Montrant son geste artistique, l’affirmant, elle s’ancre comme sujet et comme créatrice tout en affichant son identité de femme latino-américaine. Tenant son retardateur comme un déclencheur de bombe, Krajnak semble faire exploser les codes patriarcaux et occidentaux de la photo dans une ambition personnelle et contagieuse, qui lui a valu de remporter le prix de la découverte Louis Roederer de cette année.

Gagnante du prix de la découverte Louis Roederer

Maba, fondation des artistes 

Visible à Arles : Église des Frères Pêcheurs, du 4 juillet au 29 août 2021

ARIANE DIB

« Le monde se détache de mon univers » Et ses commissaires d’exposition

En septembre, le collectif échelle réelle, composé des élèves du master 2 Sciences et Techniques de l’Exposition de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, présentait à la Galerie Michel Journiac son projet de fin d’année sous la direction de Madame Françoise Docquiert et en collaboration avec le photographe Raphaël Dallaporta. Cette exposition intitulée Le Monde se détache de mon univers interroge les difficultés d’imaginer le futur dans un contexte sociétal marqué par « l’instabilité économique, l’urgence climatique et les dérives du progrès industriel ». En sélectionnant seize artistes émergeants, les étudiants ont pu offrir leur point de vue sur cette thématique riche, rassemblant des oeuvres aussi diverses par leur forme que par leur réflexion.

A cette occasion, j’ai rencontré Armande Gallet et Virna Gvero, deux des dix-neuf curatrices et curateurs. Nous avons discuté des rapports humains dans le contexte de l’anthropocène, du lien de l’artiste contemporain à la nature ou encore du processus de mise en oeuvre d’une telle exposition d’art. Voici donc un aperçu de ce riche entretien.

LE MONDE SE DETACHE DE MON UNIVERS

L’exposition emprunte son titre à un vers de Paul Eluard, « Ne plus partager », ce qui peut surprendre en ce que jamais le poète n’a pu exprimer de doute ou d’angoisse sur l’avenir de nos sociétés post-industrielles. Pour autant, il s’accorde parfaitement avec la vision du collectif étudiant et de ses échanges avec Raphaël Dallaporta, centrée sur une remise en question de la notion de progrès technique et technologique dans le monde actuel qui se sépare de son environnement, vit dans un monde incarnant à son paroxysme la dichotomie « nature/culture ».

Armande : « C’est de cette notion et de cette remise en cause du progrès que l’on est partis. Mais c’est quelque chose de très vaste et en en parlant entre nous, on se rendait compte qu’on commençait à partir sur une de ces expositions sur l’anthropocène, un peu comme l’exposition Jusqu’ici tout va bien qu’il y avait à ce moment au Cent-Quatre. En fait, c’était trop massif d’essayer de traiter de  l’avenir de l’humanité, du futur au complet, etc. On se disait que dans une galerie de 100m², à notre échelle, c’était ridicule de s’attaquer à cette question. Ça ne colle pas au contexte dans lequel on est. (…) On a recentré notre sujet vers ça parce que les œuvres des artistes nous inspiraient. Donc on a un peu forcé la main en rassemblant des artistes, de façon peut être un peu artificielle, puisqu’ils n’avaient pas forcément une esthétique commune, mais il y avait là des préoccupations qu’on sentait chacun dans nos vies, qui est de voir dans son quotidien les évolutions du monde qui change, sans pouvoir contrôler cette évolution, ni  pouvoir agir, de se trouver attaquer dans notre confort.

Virna : Le vers de Paul Eluard est venu dans un second temps, ça a été une exposition sans titre jusqu’à très tard. Car le titre aurait pu limiter le projet, et l’amener vers une certaine direction. Paradoxalement, c’était la décision qu’on a le moins débattu (contrairement à la peinture, à la scénographie qu’on a débattu jusqu’à la dernière minute). Notre camarade Flavio a lu le vers et on s’est tout de suite dit que c’était très bien.

Armande :  Moi personnellement, quand je pensais au titre de notre expo, je pensais à une fenêtre, à un titre visuel sous la forme d’une fenêtre. C’est un motif dont on parlait beaucoup, parce qu’il y avait des œuvres qui nous intéressaient par rapport à cette thématique. Cela matérialise une paroi entre le monde intime et le monde public, entre l’intérieur et l’extérieur. Quand Flavio a trouvé ce vers, c’était la phrase qui permettait de mettre des mots sur cette paroi, qui peut s’ouvrir et se fermer, et c’est pour ça qu’il y a eu cette adhésion globale : le vers était parfaitement posé sur le visuel qui était aussi conceptuel de la fenêtre.

Ariane (Zao) : L’affiche de l’exposition part également du motif de la fenêtre, est-elle venue en même temps ?

Armande : Il y a deux éléments : l’affiche est en fait une maison où il y a justement ces ouvertures et on voulait qu’il y ait ces insistances sur ces ouvertures ; puis un dessin qu’on a fait pour le vernissage, qui reprend un peu cette esthétique.

Virna : Oui c’est sûr, je pense qu’il y avait aussi une œuvre de Jean Claracq qu’on avait choisi pour exposer, même si finalement on en a exposé une autre et il y avait ce motif de la fenêtre. Dans l’exposition, il y en a plein : les vitrines investies par le collectif, ce sont des fenêtres ; l’écran de l’ordinateur, que l’on utilise tous les jours, ça en est une aussi en quelque sorte ; le baldaquin de Camille Juthier, ce n’est pas une fenêtre, mais je trouve que ça en est une parce qu’on peut s’y installer et regarder l’exposition à travers les bâches de plastique qui la composent. Donc on a une vision brouillée, on a une paroi. Cela symbolise cette idée de regard qu’on a vers l’avant, et cette envie aussi de notre part, de ne pas donner de vision, d’interprétation. Par exemple, pour les œuvres de Danila Tkachenko, les photographies, où on a ces monuments d’un futur qui n’a jamais existé deviennent des monuments de nos convictions et des ambitions dont il ne reste plus que ça, des monuments couverts par la neige. Donc ce motif de la fenêtre revient de manière plus subtil, et c’est très important, tout comme la dynamique extérieur / intérieur qui était au centre de notre réflexion.

Armande : Le mot « détachement » dans le titre est LE mot juste pour caractériser tout ce que l’on veut dire, autant sur le détachement physique, la matérialité de cette paroi, que sur ce que ça implique conceptuellement.

Virna : C’est cette idée que c’est le monde qui se détache plutôt que l’individu qui se détache, c’est ce qu’on a essayé de présenter dans l’exposition, à travers cet intérêt pour la vie quotidienne des artistes et de leur vécu, ce qui se perd souvent avec la lecture que les commissaires font des œuvres.

FOCUS SUR UNE ŒUVRE

Jean Claracq, Villa Romaine, 2017, huile sur toile, 68x68cm, Courtesy of the artist and Galerie Sultana, Paris

Cette œuvre figure un immeuble sur le toit duquel sont postées des sculptures antiques. Des fenêtres s’ouvrent sur la vie des habitants, juxtaposées les unes aux autres, sans communication. Aucun échange n’est possible avec les personnages, entre eux ou même avec les sculptures. La représentation de cette atmosphère où se confrontent les époques et le sentiment d’isolement rappelle l’« inquiétante étrangeté » freudienne qui se dégage des peintures métaphysique de Giorgio de Chirico. La toile nous met face à la fragmentation des espaces urbains et mentaux dans la société contemporaine.

DÉPLACER LE REGARD : L’ŒUVRE D’ART, « UNE FENÊTRE OUVERTE SUR LE MONDE » EN 2020

La fenêtre est un véritable topos en histoire de l’art, Alberti – architecte et grand théoricien de l’art à la Renaissance – avait d’ailleurs défini le tableau comme une « fenêtre ouverte sur monde ». Il est donc passionnant que ce motif soit ré-approprié en 2020 par échelle réelle pour retourner le paradigme humaniste du rapport de l’humain et de l’artiste à la nature. L’exposition aborde largement la question de l’anthropocène, de questions climatiques et du lien urbain à la nature.

Cependant, Virna ne conçoit pas ces œuvres comme un retournement, une révolution mais bien plus comme un « déplacement du regard » pour s’éloigner d’un anthropocentrisme dominant dans notre culture et abandonner l’illusion que c’est l’homme qui (re)crée le monde et la nature.

Armande :  La tradition artistique s’est beaucoup fondée sur la vision de l’homme qui contrôle, maîtrise le monde. Il y a un aspect très politique de cette vision humaniste de la société : il y a une maîtrise par l’homme de son environnement par les institutions et le système qu’il a mis en place. »

Ainsi,  Le monde se détache de mon univers donne à voir comment l’homme transforme la nature, cherche à la contrôler artificiellement, pour finalement s’en déconnecter.

FOCUS SUR UNE ŒUVRE

Camille Juthier, Delightfull falls, 2019, bâches plastiques et plantes, courtesy of the artist

Cet immense baldaquin de plastique renferme comme un herbier gigantesque des plantes qui se décomposent lentement sous les yeux du spectateur. Comme des clins d’yeux aux traditions de l’étude scientifique de la nature et de la représentation du motif floral dans l’histoire visuelle de l’art, cette installation vit et meurt face à nous, malgré cette mise à distance et cette intervention humaine. Le spectateur peut entrer dans cet espace et regarder le monde au travers de cette paroi translucide mutante, éclairée par une ampoule recouverte de matière organique ou reproduisant le végétal.

DES ŒUVRES D’ART COMME SYMPTÔMES

Mais le collectif refuse de présenter des œuvres trop critiques ou tout du moins trop démagogiques. Le propos de l’exposition est de pousser le visiteur à la réflexion sans lui imposer un discours fermé. Ainsi, on ne trouve sur place que peu de textes, aucun cartels fixés au murs et on laisse le choix au regardeur de formuler une critique.

Virna : « Beaucoup de choses dans l’exposition montrent que l’on a eu envie d’être en retrait par rapport à la figure du curateur « super-star », on n’a pas mis de cartel, on n’a pas mis de texte d’exposition. Enfin, on a mis des textes, mais c’est vraiment le choix du visiteur de les lire ou pas, à quel moment les lire. Les gens peuvent aussi s’en passer et voir l’exposition sans avoir aucune indication de notre part. C’était important pour nous de ne pas imposer une vision, ce qui est souvent le cas quand on va voir une exposition aujourd’hui. »

Armande : « Ce qui est commun aux œuvres, c’est le fait qu’elles ne soient pas des critiques, pas des opinions. Elles sont des symptômes et des constats sur plusieurs types de sociétés. Le constat est plus ou moins le même : ces sociétés qui essaient de contrôler ne peuvent le faire.»

Le terme « symptôme » capture bien cette volonté de qualifier objectivement un phénomène hors de contrôle, dont il faut trouver la source, tirer des conséquences. Les œuvres présentées montrent aussi l’ironie de situations absurdes qui font notre quotidien, sans enfermer le débat dans un manichéisme stérile. Comme l’illustre Camille Juthier dans sa Décoction 1, parfois, les plantes poussent sans des produits chimiques : dans un monde déconnecté des réalités du vivant, celui-ci s’adapte même à des produits bactéricides.

Évidemment, ces constats, ces paradoxes pointés du doigts dans l’exposition reviennent à questionner le rôle social, politique de l’artiste lui-même. Aujourd’hui, les expositions et les œuvres engagées sont omniprésentes sur la scène artistique mondiale. Au point que pour Virna, il n’y ait « plus le temps de faire de l’art pour l’art ». Peut-être moins radicale, pour Armande « les artistes ont la liberté de déplacer le point de vue, le regard sur des situations. Depuis cet angle, cela dit beaucoup de notre société, nous fait comprendre notre propre contexte. »

FOCUS SUR UNE ŒUVRE

Sarah Del Pino, Rêvent-elles de robots astronautes ? , 2017, film (25 minutes), Collection FRAC Auvergne, Adagp, Paris 2020

Cette œuvre vidéo nous montre une usine de production laitière : des vaches vivent dans un monde entièrement automatisée, sans homme. Le spectateur assiste à leur quotidien habituellement dérobé à notre regard. Selon Armande, cela pourrait être « dur à regarder, on pourrait croire que c’est très polémique dans un contexte plein de débats. On pourrait avoir peur de l’œuvre polémique, qui ferait du rentre dedans au débat actuel, mais au final on se trouve plongé dans l’intimité des vaches. L’artiste montre juste ce qui se passe concrètement dans cette usine sans homme, entre les vaches et machines. Tout cela est très problématique, mais ce n’est pas le sujet de la vidéo qui est juste un constat. » Il nous revient de nous questionner. Il n’y a d’ailleurs aucun discours, remarque la curatrice, aucune voix off juste le bruit des machines, des vaches.”

Mais outre le regard des artistes, la question des commissaires doit être posée, tout simplement compte tenu de la position de mes interlocutrices, mais plus généralement dans la mesure où la figure du commissaire d’exposition ou curator prend de plus en plus d’importance dans le monde de l’art contemporain. C’est pourquoi j’ai demandé à Armande et Virna de me donner leur(s) définition(s) du métier de commissaire d’exposition.

Virna : «  Pour moi, c’est plus un accompagnement. Et j’aime bien la racine du mot curateur et l’idée que ce soit du soin, prendre soin de l’œuvre d’art, ce qui est d’ailleurs l’idée derrière la notion de conservateur aussi. Mais, cette notion, je pense qu’aujourd’hui, se développe de façon différente, ce n’est pas que de la préservation ou de la restauration des œuvres. C’est une figure très polyvalente.»

Plus concrètement, et selon les mots d’Armande, ce mot « recoupe beaucoup de pratiques très différentes et si on a envie de créer une sorte de définition globale, il faudrait prendre en compte son rôle d’initiateur dans les multiples étapes nécessaires à l’élaboration d’une exposition, à commencer par le choix des artistes. Souvent on assiste à deux modalités du commissariat, celle qui part d’un thème pour y intégrer des artistes et celle qui part des artistes pour en faire découler un thème. Chacun de ces deux contextes engendrent des politiques curatoriales très différents. Il y a ensuite toute la réflexion conceptuelle qui en découle, mais aussi la question de son insertion dans une histoire de l’art : replacer la pratique, la pratique des artistes que tu présentes, ce que ça va apporter à l’histoire de l’art, à la création dans sa globalité, pourquoi c’est pertinent en ce moment, maintenant de montrer ça. Il y a un vrai travail contextuel à faire. Mais ce qui est le plus important, c’est de décider quelle relation tu entretenir avoir avec le ou les artistes que tu montres.

La particularité de notre projet, c’est qu’on était 19 et donc le commissariat était fort, alors que parfois l’artiste est plus présent dans le projet, avec un commissariat moins fort. On était « condamnés » à être un commissariat puissant. Donc ça a eu des conséquences sur le rapport de force, sur l’équilibre entre les deux. Malgré tout, une des premières choses dont on a parlé était qu’on ne voulait pas faire un commissariat tourné vers s’inscrire dans le réseau des professionnels de l’art contemporain et donc faire un commissariat qui va mettre en avant nos qualités, nos connaissances, qui va montrer qu’on connait plein de choses de l’art contemporain. Très tôt, on a parlé tous ensemble de l’importance de faire un accompagnement avec les artistes, d’essayer de les rencontrer au maximum, quand c’était possible, quand ils le voulaient, de leur poser des questions sur leurs travaux et si possible de faire des productions. C’est pour ça qu’on a une partie assez importante de productions et de programmations de performances qui illustrent bien cette politique. »

Pour la première fois, Armande et Virna, ainsi que leurs dix-sept autres co-commissaires, ont pu exercer ce rôle qu’elles étudiaient depuis un an. De la projection à la pratique effective se dégage nécessairement un écart sur lequel elles sont revenues.  

Virna confie son appréciation pour l’évolution des regards qu’elle a pu porter sur les oeuvres au fil du parcours de cette exposition, grâce à ses échanges avec les artistes, les rencontres avec eux, mais également grâce à la rencontre avec leur public. Lors de l’exposition et de son vernissage, les dix-neufs commissaires ont assuré la médiation de la manifestation culturelle, permettant notamment à Virna de « regarder les oeuvres qu’[elle connaissait], sur lesquelles [elle avait ] travaillé pendant un an, mais avoir un regard nouveau. [Lui] offrant une rencontre avec l’oeuvre qui ne finit jamais.»

De son côté, Armande ne s’attendait pas à ce que tout le projet découle autant du contexte dans lequel il s’inscrit. « Notre projet est étrange : faire une expo avec 19 commissaires, c’est étrange. Le lieu a été donné. Beaucoup d’éléments extérieurs ont déterminé cette exposition. ».

L’AVENIR DES EXPOSITIONS : ECOCONCEPTION, LE REFUS DU WHITE CUBE ET COVID-19

Evidemment, étant composé que de jeunes commissaires d’expositions, qui connu leur première expérience dans le métier en 2020, le collectif échelle réelle s’est confronté aux enjeux contemporains de l’avenir des expositions de manière générale.

Une approche de l’éco-conception

Le thème de l’exposition lui-même étant particulièrement lié aux questions environnementales, il importait énormément aux étudiants de Paris 1 de limiter l’impact écologique de leur projet. Ainsi, une approche particulièrement originale de l’éco-conception a été entreprise. « Ces préoccupations ont eu des conséquences sur toute la direction artistique du projet, y compris la sélection des artistes : il a été décidé que pour les oeuvres matérielles, elles seraient en Ile-de-France, le problème ne se posant pas pour les oeuvres immatérielles », explique Armande, « On a pris une camionnettes et on a pensé les points de ralliement. C’est déjà quelque chose mais c’est un champ encore en friche.  Il y a une pensée autour de l’éco-conception qui se développe mais reste encore en germe, a du mal à remonter aux institutions. On est une petite échelle géographique, donc petit impact mais cela nous a ouvert une réflexion sur les perspectives ».

Cette conscience des enjeux écologiques qui pèsent sur l’industrie des expositions temporaires comme sur beaucoup d’autres, a également permis au collectif d’offrir une scénographie constituée de meubles de leurs propres appartements, afin d’éviter de produire plus ou d’avoir recours à du mobilier jetable pour leur exposition.

Sortir du White cube

Cette décision implique également un positionnement intéressant vis à vis du traditionnel « white cube », soit la volonté d’un espace d’exposition neutre, totalement épuré, théorisé par Brian O’Doherty dès les années 1970 mais présent dans les scénographies depuis les années 1930.

En effet, Le Monde se détache de mon univers présentait les oeuvres sur des murs peint en vert olive, où le mobilier est si familier qu’il appartient habituellement aux logements des commissaires de l’exposition. Armande et Virna expliquent que ce parti pris, s’éloignant d’une modalité courante de présentation de l’art contemporain, a été très vite décidé au sein de leur équipe, qui souhaitait montrer que le « cube blanc » est une possibilité, mais loin d’être la seule. L’espace peut influer sur la perception des oeuvres mais ne devrait pas non plus être figé dans des codes de monstration trop restreints. « On en est à penser que ne pas peindre un mur en blanc, c’est un parti pris fort en matière d’esthétique, c’est quand même très restrictif,» me dit Armande.

Une exposition au temps du coronavirus

Loin de moi l’envie de célébrer l’omniprésence du coronavirus dans nos médias et nos vies, je n’ai pu m’empêcher de faire une lecture du titre de l’exposition Le monde se détache de mon univers, avec l’expérience  généralisée du confinement connu ces derniers mois. J’ai donc demandé à nos commissaires, ce qu’elles avaient pensé de l’expérience de l’organisation d’une première exposition dans un tel contexte.

Armande : « C’est très étrange. Ce qui m’a le plus fait violence, c’est cette sensation qu’on voulait conserver le projet originel alors qu’on a grandi depuis et changé en trois mois. On avait envie de concrétiser le projet mais on a été obligés de revenir et se remettre dans la situation : qu’est ce qu’on a voulu dire il y a trois mois ? Difficile à faire mais bénéfique parce qu’on lit très différemment les oeuvres qui cheminent différemment dans ton esprit. (…). On a pu redécouvrir les oeuvres (…). Et il s’avère que le thème de l’exposition est un peu prémonitoire, ce qui n’était pas volontaire.(…) Mais si le confinement est possible aujourd’hui, c’est parce qu’on a notre intérieur confortable où on peut se détacher du reste du monde. Cela manifeste une évolution de l’espace domestique actuel réel et qui a pris son sens pendant le confinement mais était déjà là avant. (…) Coïncidence heureuse ou malheureuse, en tout cas, ça dit quelque chose de la société organisée entre monde intérieur et extérieur.

ARIANE DIB

Exposition Alaïa / Balenciaga, une ode à l’art de la mode

Affiche de l’exposition, d’après MONDINO Jean Baptiste, Azzedine Alaïa, 1988. 

Le 18 rue de la Verrerie est une havre de beauté et de mémoire pour tout amoureux de mode. En effet, cet ancien entrepôt du BHV, accessible par une discrète cour couverte d’une verrière, accueille les créations d’Azzedine Alaïa depuis que le créateur l’avait acheté et rénové en 1988. Le fameux couturier tunisien y avait installé son atelier au coeur du Marais et tous ses défilés s’y déroulaient. Aujourd’hui, le lieu revit à l’occasion d’une exposition « Azzedine Alaïa collectionneur : Alaïa et Balenciaga, Sculpteurs de la forme » du 20 janvier et au 28 juin 2020. 

HOMMAGES AUX MONSTRES SACRÉS

L’Association Azzedine Alaïa, créée par le couturier éponyme en 1998 et lui survivant, souhaite ici célébrer un parallèle entre deux maîtres et leur héritage artistique. 

Cristóbal Balenciaga, né en 1895 au pays basque, a émigré en France et fondé sa maison à Paris en 1937, poussé par la guerre civile espagnole. Il prospéra dans ses salons du nº10 avenue George V., où il opérait un véritable renouvellement formel du vêtement, modernisant sans cesse les coupes et les volumes des pièces  taillées pour ses clientes. La maîtrise technique aussi bien que la créativité innovante celui qu’Hubert de Givenchy surnommait « l’architecte de la mode », marquèrent une époque. 

© Hiro , Alberta Tiburzi dans une robe de cocktail de soie noire de Cristobal Balenciaga “Quatre Corne, Harper’s Bazaar, Septembre 1967.

Quand l’ère du prêt-à-porter vivait une transformation radicale des modes de production, Balenciaga refusa de brader son savoir-faire et préfèra mettre fin à sa carrière en 1968. C’est là qu’entre en scène Azzedine Alaïa : la directrice générale adjointe de Balenciaga, Mademoiselle Renée, se désolant de voir les modèles et tissus abandonnés propose au couturier originaire de Tunis de se servir dans les stocks afin d’exploiter ces archives. Alaïa, venant d’installer sa Maison à Paris (où il vivait depuis 1956), raconte être sorti de l’atelier de Balenciaga avec des sacs poubelles pleins, mais souhaitant conserver précieusement ces pièces, ne jamais y toucher. Ainsi Alaïa devint fervent collectionneur, avide de préserver le patrimoine culturel et artistique de la mode. Il convoitait des pièces de Balenciaga, Madame Grès, Schiaparelli … quand personne ne spéculait sur le marché de ces biens de collections et où la reconnaissance institutionnelle de la mode en était à ses balbutiements. Sachant porter un regard sur l’histoire, il créa des modèles à la fois provocateurs et intemporels, faisant preuve d’un savoir-faire hors du commun.

© Arthur Elgort, Noami Campbell et Azzedine Alaïa, 1987.

LA MISE EN MIROIR

Une scénographie immaculée et labyrinthique donne à voir les formes obscures et élégantes des silhouettes vêtues presque toutes de noir. Les créations semblent véritablement façonner les corps par le médium du tissus, et personne ne doute de la pertinence du sous-titre de l’exposition. Chaque pli prend sens et absorbe le regard. Les jeux de tissus et la technicité des matières fascine : les cuirs sont ciselés, dentelés, les velours drapés. Il apparaît, tant pour les oeuvres du maître espagnol que celles du créateur tunisien, que le savoir-faire et la qualité des matériaux aussi bien que des coupes fait tout.

© Stéphane Aït Ouarab Fondation Azzedine Alaïa. Exposition Azzedine Alaïa & Balenciaga.

 Balenciaga, et Alaïa s’accordaient dans la pensée qu’une création demandait du temps pour prendre forme, pour se perfectionner. Ils ont tous les deux fait le choix de ne jamais abandonner ce paradigme, parfois au dépens des enjeux financiers et de la commercialisation de leurs pièces. C’est le point de départ de cette exposition. Alaïa, par exemple, était connu pour être systématiquement en retard et capable de retoucher une pièce jusqu’au dernier instant avant un défilé. Il en  a impatienté plus d’un, animé par la certitude qu’il valait mieux ne rien montrer que de laisser voir quelque chose d’imparfait. Il considérait également que l’accélération du rythme des défilés était un frein à la qualité de ses créations et avait choisi de rester hors du calendrier global. C’est peut-être cette temporalité de la confection du vêtement, cette résistance à une massification de la production qui ont permis à Balenciaga comme à Alaïa de ne pas se perdre dans des tendances aisément démodées. Les oeuvres exposées apparaissent suspendues dans le temps, pertinentes aussi bien en 1960, en 1980 qu’en en 2020. A l’heure de la fast fashion et des semaines de la mode, exposer cette mode, c’est tout une tribune. 

Créer de l’intemporel a également permis à ces deux monstres sacrés de jouer avec les traditions et de détourner les usages. Ainsi, le gothique apparaît dans un blouson de cuirs noirs et vinyle chez Alaïa (Couture automne-hiver 1989) et le boléro devint radicalement moderne chez Balenciaga (comme par exemple dans cette pièce de Haute couture circa 1940). Cela peut aussi vouloir dire ne pas oublier d’où ils viennent, leurs origines et passé respectifs, ni leur amour pour Paris leur ville adoptive, comme l’illustre cette incroyable photographie de Jean Paul Goude où Alaïa présente Jessye Norman vêtue d’une robe tricolore volumineuse et dont les mains sont recouvertes de motifs peints au henné bleu. 

© Garance André, Boléro de cuir sur vinyle, Couture automne-hiver 1989

© Jean-Paul Goude, Jessye Norman se préparant à chanter la Marseillaise pour le bicentenaire de la Révolution Française avec Azzedine Alaïa, Paris, 14 juillet, 1989

Mais outre ces liens esthétiques, idéologiques ou même biographiques des deux maîtres, cette exposition tient un propos intéressant sur le collectionnisme de la mode. 

MODE ET COLLECTIONNISME

Si Azzedine Alaïa a su voir la valeur historique, esthétique dans les archives de Cristobal Balenciaga, puis de bien d’autres, c’est qu’à son époque et dans sa vision, la mode s’est affirmée comme un art. Un changement de paradigme s’est opéré et accentué vis-à-vis de la création vestimentaire à la fois passée et contemporaine d’Alaïa. C’est aussi le point de vue d’artiste qu’il semble adopter. Dès 1985, Alaïa présente ses collections dans des décors de Jean-Paul Goude et en invitant des artistes mondialement reconnus comme Andy Warhol à ses défilés. Cette même année, une exposition, « Mode 1980-1985 : une journée avec Azzedine Alaïa » est consacrée au créateur au CAPC, le musée d’art contemporain de Bordeaux, où la haute couture est présentée aux côtés des oeuvres de Dan Flavin. 

La reconnaissance institutionnelle de la mode s’est établie dans les années 1980 et est aujourd’hui ancrée et rayonnante au sein de l’écosystème culturel. De nombreux musées dédient des rétrospectives monumentales à des designers voire mettent en oeuvre des parcours permanents de créations vestimentaires (à l’instar du Palais Galliera qui rouvrira bientôt ses portes). Alaïa et Balenciaga eux-mêmes ont pu être récemment célébrés par des expositions phares de Paris Musées [1].

Le marché de l’art a également pris en compte cette évolution et les collections privées de mode font l’objet de ventes aux enchères très médiatisées comme chez Christie’s avec la prisée du vestiaire Yves Saint Laurent de Catherine Deneuve.

Finalement, à cet ôde à la mode, cette mémoire de la création retranscrite par la collection d’Azzedine Alaïa, font échos les efforts de l’association Azzedine Alaïa et d’Olivier Saillard, le commissaire de l’exposition, pour conserver et valoriser l’oeuvre de grands créateurs. 

ARIANE DIB


“Azzedine Alaïa collectionneur – Alaïa et Balenciaga sculpteurs de la forme”
20 janvier 2020 – 3 janvier 2021
Fondation Azzedine Alaïa, 18 rue de la Verrerie, 75004 Paris
Ouvert tous les jours de 11h à 19h
Tarif réduit 2€
Plein tarif 4€


1• Balenciaga, l’oeuvre au noir, Palais Galliera au Musée Bourdelle, Du 8 mars au 16 juillet 2017, Commissariat de Véronique Belloir, chargée du Département Haute Couture au Palais Galliera Alaïa, Palais Galliera, Du 28 septembre 2013 au 26 janvier 2014, commissariat d’Olivier Saillard, directeur du Palais Galliera

Des difficultés de penser le musée contemporain

« La culture n’est ni simplement juxtaposée, ni simplement superposée à la vie. En un sens, elle se substitue à la vie, en un autre, elle l’utilise et la transforme pour réaliser une synthèse d’un ordre nouveau. »

Claude Lévi-Strauss, 1967, cité en introduction de : EIDELMAN Jacqueline (dir.), Rapport officiel, Inventer des musées pour demain, Mission Musées du XXIe siècle, Ministère de la culture,  2017

REPLACER LE MUSEE AU COEUR DE LA SOCIETE

« Je crois en la capacité des musées à transformer les sociétés et à être un outil incontournable du vivre-ensemble ». Suay Aksoy, présidente de l’ICOM,  résume dans cette phrase les ambitions des institutions culturelles, et plus particulièrement muséales, de ces dernières années. Aussi bien en France qu’à l’international, les institutions cherchent à sortir le musée d’une vision poussiéreuse, portant souvent (à tort) les stigmates de l’universalisme du XIXe siècle, soit la prétention de collecter le monde entier par des échantillons reflétant ce qui apparaissait comme universel quand il s’agissait d’un point de vue nécessairement biaisé. En effet, les recherches pour une nouvelle définition du musée menées par l’ICOM [International Council Of Museums] font écho au rapport de Jacqueline Eidelman au Ministère de la culture pour « Inventer des musées pour demain » [1]. Les institutions n’avaient pas attendu ces réflexions pour oeuvrer à une nouvelle vision du musée tout au long de leurs actions. Le rapport s’organise d’ailleurs en quatre axes de renouvellement du musée  « éthique et citoyen », « protéiforme », « inclusif et collaboratif » et assimilé à « un écosystème professionnel », chaque chapitre étant nourris « d’expériences de références » et de « chantiers à ouvrir ».

Ministère de la culture, affiche de la « Consultation citoyenne pour les musées du XXIe siècle », 2017

Selon Inkyung Chang, membre du conseil d’administration de l’ICOM, « Si on ne change pas, que [la définition] reste telle qu’elle, perd des opportunités de se ré-inventer ». C’est pourquoi, après une décennie d’ébauches d’apports au secteur culturel de ce siècle, allant si vite, il est important de réfléchir à ce que l’on souhaite à nos institutions et à notre société. 

En France, le musée est encadré légalement depuis 2002 et considéré comme « toute collection permanente composée de biens dont la conservation et la présentation revêtent un intérêt public et organisée en vue de la connaissance, de l’éducation et du plaisir du public ». Cette définition avait pris en compte les travaux de l’ICOM, tout en l’adaptant à son propre cadre légal et notamment au régime des Musées de France. De son côté, l’ICOM avait inclus dans ses statuts qu’il constitue « une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation ». Ces développements sémantiques posent un ensemble de critères particulièrement précis liés au mode d’administration ou encore aux buts de l’institution. Par ailleurs, ils ancrent le musée dans le temps par l’idée systématique d’une collection permanente. 

Beaucoup remettent en cause la déconnexion de ces termes de la réalité du terrain, veulent valoriser la prise d’initiative dans le secteur culturel et moderniser le rapport de l’institution au public et à la société. C’est ce qui donne lieu aujourd’hui à des débats et des recherches pour l’avenir, et par conséquent, des nouvelles perspectives pour le musée du XXIe siècle.

REPENSER LA DIALECTIQUE DESCENDANTE VERS LE VISITEUR

Les cabinets de curiosité que l’on établit en ancêtres de nos collections permanentes ont longtemps été les lieux d’un partage de savoirs et d’expériences entre aristocrates et membres d’une intelligentsia fermée. Les musées, majoritairement ouverts au public au XIXe siècle, ont fait l’objet au long du XXe siècle d’un discours sur la démocratisation culturelle.  Aujourd’hui, c’est la question d’une dialectique (con)descendante, de l’institution vers le visiteur, de la connaissance qui est remise en cause.

Musée de l’histoire de l’immigration, La galerie des dons
© Photo : Anne Volery, Palais de la Porte Dorée, 2019

Les institutions prennent en compte la parole de communautés concernées par les expositions, comme ce fut le cas pour « Les pierres sacrées des Maoris » du Quai Branly, voire incluent les objets mémoriels, comme la « galerie des dons » du musée de l’histoire de l’immigration. Le musée n’est plus toujours une parenthèse hors du monde, du temps, il ne prétend plus toujours être universel ou omniscient, mais il se veut inclusif, accueillant, vivant même. Cela ne signifie évidemment pas que l’aspect scientifique des recherches doive disparaître ou en pâtir, mais bien qu’il faut valoriser un dialogue nouveau, plus ouvert avec le public. En effet, si le musée est chargé d’une mission d’intérêt général, il revient naturellement à la société d’influer sur ce qu’elle souhaite inclure dans ce bien commun.

DECONSTRUIRE LES INEGALITES SOCIALES AU SEIN DU MUSEE, UN NOUVEL UNIVERSALISME

Le musée est le lieu de représentations, visuelles évidemment, mais surtout sociales, de mythes qu’il nous incombe de déconstruire afin de promouvoir un humanisme plus étendu. Les professionnels des musées n’hésitent plus à mettre en valeur les recherches, développées depuis les années 1980, visant à décoloniser, féminiser, inclure la communauté LGBTQ. On voit fleurir des nouvelles lignes d’expositions revendicatrices, engagées, des politiques de discrimination positive en faveur d’artistes de genre féminin de Camille Morineau à la Monnaie de Paris, à l’exposition « Le Modèle Noir » Orsay. Le musée s’empare de sa mission d’intérêt général, pour rendre la société meilleure, promouvoir des valeurs démocratiques. Cela permet de reconnaître dans notre passé et notre présent la persistance d’inégalités sociales, raciales, de genres et orientations sexuelles, mais également de veiller à accueillir au sein du musée chaque personne. On peut voir dans cette visée volontairement utopiste un nouvel universalisme, non plus dans la volonté de collecter le monde, mais de le refléter en célébrant sa diversité, sa beauté et en déconstruisant des préjugés sociaux. Ainsi, comme le dit Jette Sandhal, « La définition du musée doit donc être historicisée, contextualisée, dénaturalisée et décolonialisée ».

Affiche de l’exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse au musée d’Orsay du 26 mars au 21 juillet 2019.
Jean-Léon Gérôme, Étude d’après un modèle féminin pour A vendre, esclaves au Caire, 1872, huile sur toile, 48 x 38 cm, collection particulière.

Force est de constater qu’après 60 ans d’existence du Ministère de la culture français, les inégalités dans l’accès au service public culturel perdurent. Le rapport de la mission “musées du XXIeme siècle” félicite les expériences institutionnelles pour être plus inclusif, plus collaboratif, plus adapté à la vie de chacun. Il propose un panel de solutions pour répondre aux inégalités sociales : adapter les horaires d’ouverture aux horaires de temps libre des travailleurs, mettre en oeuvre des activités familiales au sein du musée… Mais il va plus loin, faisant un état des lieux des profils des personnels du milieu culturel, démontrant un manque cruel de diversité et d’implication de personnes du territoire géographique de l’institution hors de Paris. Les projets de formation de personnes n’ayant pas nécessairement, elles-même eut beaucoup accès à la culture, sont mis en valeur comme celui de la Piscine de Roubaix ou du Mac Val.

INTEGRER AU MUSEE LES INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES : NUMERISER, CREER DU CONTENU DE MEDIATION

L’un des principaux défis, ou opportunités selon que l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein, est d’adapter les agents de transmission de la culture aux nouvelles technologies et nouveaux modes de communication. 

Les musées doivent rester attractifs, vivants : ils déploient de nouvelles stratégies marketing, déposent des marques [3], emploient des community managers, s’approprient la réalité virtuelle… Le rapport dirigé par Jacqueline Eidelman revient d’ailleurs sur les nouveaux usages des réseaux sociaux par les musées en analysant par exemple la « Museumweek » sur Tweeter ou sur le hashtag #Muzeonum, une «  plateforme de ressources sur le numérique au musée et dans la culture ». Les musées veillent à rendre leur collections plus accessibles, par le biais des nouvelles technologies, dépassant ainsi les frontière matérielles, par la numérisation des collections, mais également à animer le musée et le rendre attirant pour des jeunes générations, par de nouveaux modes de médiation.

Cela signifie néanmoins que les institutions s’exposent à de nouveaux risques liés à la rapidité demandée par ces partages de contenus muséaux comme les hypothétiques oublis au respect devant être portés aux droits d’auteur, le manque de suivi scientifique possible des informations publiées…

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CAPTURER L’ESSENCE DU MUSEE SANS L’ENFERMER

De fait, repenser le musée pour l’adapter au XXIè ne doit pas mettre en péril son essence. Il y a même un paradoxe à créer un musée type de notre époque alors que par nature, l’institution est pérenne et la conservation des objets vise à transcender les siècles. L’attention portée à une nouvelle réflexion sur le musée doit s’attarder sur les risques de dénaturation de ce lieu et concept. Comme nous l’avons dit précédemment, toutes les définitions actuelles le centrent autour d’une collection permanente. Cet élément est un critère différenciant aujourd’hui les musées des centres d’arts et nouveaux lieux culturels numériques et il faut aujourd’hui décider si l’on veut inclure des établissements comme le Centquatre, les FRAC ou l’Atelier des Lumières dans le paradigme du musée ou si l’on veut marquer les différences des offres culturelles contemporaines et futures. 

Le défi d’un nouveau travail de définition est donc de parvenir à identifier précisément ce qui nous paraît être au coeur de la nature du musée, et que nous voudrions préserver pour l’avenir, tout en l’ouvrant aux nouvelles pratiques et initiatives gardant le musée vivant. Il y a deux peurs qui s’affrontent dans ce débat, celle de détruire le musée et celle de le muséifier justement. 

Ces questionnement peuvent paraître circulaires et stériles mais il ne faut pas perdre de vue qu’une nouvelle définition de l’ICOM peut avoir dans certains pays une grande valeur si aucune loi n’existe sur les musées ou influencer une réforme légale dans ceux qui en ont déjà une. Cela explique les désaccords de l’organisation internationale au cours de son congrès nippon.

DEBATS A L’ICOM

ICOM, affiche du congrès triennal à Kyoto en 2019.

L’ICOM a fondé le MDPP (Museum Definition Prospect and Potentials) en 2017 afin de revoir intégralement la définition du musée inscrite dans les statuts dont la dernière version date de 2007 mais qui n’avait pas substantiellement changée depuis cinquante ans. Jette Sandhal a été l’une des porteuses de cette révision en profondeur. Selon la conservatrice danoise, la définition actuelle ne « parle pas le langage du XXIème siècle. C’est pourquoi depuis deux ans, des propositions ont été effectuées par les comités nationaux de par le monde pour renouveler l’ancrage statutaire du musée. 

Seulement le projet de définition devant être voté a créé une vague de tensions : il semblerait que cette proposition ne soit pas issue des définitions envoyées à l’ICOM par chacun des comités nationaux, elle s’en éloignerait même beaucoup. C’est pourquoi 27 comités nationaux, 7 comités internationaux et 2 alliances régionales, parmi lesquels la France, se sont publiquement opposés à l’adoption du nouveau texte. Le report du vote d’adoption de cette nouvelle définition a été voté à 70,4% lors de l’assemblée générale extraordinaire de l’été dernier. 

Il faut convenir que le paragraphe porté est ambitieux et assez idéologiquement marqué : « les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dépositaires d’artefacts et de spécimens pour la société. Ils sauvegardent les mémoires diverses pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité à l’accès au patrimoine pour tous les peuples. Les musées n’ont pas de but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en collaboration active avec et pour diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire. »

Loin d’une définition classique, juridique même, il oriente les objectifs du musée vers un impact social, environnemental progressiste mais perd la composante explicite de la collection permanente et ressemble à une nébuleuse de concepts politiques, philosophiques relativement abstraits. Comme le dit très bien Laure Pressac [4], il s’agit plus d’un « manifeste » que d’une définition. A titre personnel, je suis prise entre la joie de constater l’ancrage humaniste de ce musée pensé par les professionnels de l’ICOM, et un malaise lié à ma formation de juriste, ce paragraphe risquant de ne pas aisément être invocable devant une instance politique voire judiciaire. 

En somme, si le mode d’action diffère entre l’ICOM et le Ministère de la culture, il est néanmoins bon de constater que les institutions s’accordent sur leurs recommandation pour les musées contemporains. Il ne nous reste finalement plus qu’à répondre à l’appel des musées en prenant part à leur questionnement sociétaux. Si vous me cherchez, je serai au Musée d’Orsay. 

ARIANE DIB


1 •  EIDELMAN Jacqueline (dir.), Rapport officiel, Inventer des musées pour demain, Mission Musées du XXIe siècle, Ministère de la culture,  2017
2 • Article L410-1 Code du Patrimoine, introduit par la loi du 22 janvier 2002, codifiée en 2004
3 • Cour des Comptes, La valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles, le cas des musées nationaux, 2019
4 • PRESSAC Laure, “(Re) Définir le Musée”, sur  Linkdin, 26 août 2019, disponible sur : [https://www.linkedin.com/pulse/re-d%C3%A9finir-les-mus%C3%A9es-laure-pressac/?fbclid=IwAR3PKLIr1rYMRF6L16sJfhRztMZb-eIQ04P80dk2iaWGaQbK4U5W9Ix44RM]

[REGARDS RETROSPECTIFS] Gustave Moreau : vers le songe et l’abstrait

[Ecrit il y a trois ans pour L’Aparté, découvrez l’article qui parle de l’exposition « Vers le songe et l’abstrait » qui a eu lieu au Musée national Gustave Moreau du 17 octobre 2018 au 21 janvier 2019.]

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Paris, IXe arrondissement : au sein de la magnifique demeure de la famille Moreau se cache l’un des musées nationaux les plus fascinants de la capitale. Outre les collections permanentes de ce véritable bijou symboliste, l’établissement réserve de nombreuses surprises. 

Y est présentée l’exposition « Vers le songe et l’abstrait », qui montre une série de travaux préparatoires de Gustave Moreau s’apparentant à des oeuvres abstraites. En effet, devant certaines aquarelles sur vélin et autres ébauches de compositions semblent s’offrir à nous des pièces dignes de Zao Wou-Ki ou Nicolas de Staël, pourtant réalisées dans la seconde moitié du XIXème siècle. La couleur y est constructive d’un espace quasi méditatif, peint à vifs coups de pinceau. Elle cohabite avec une harmonie formelle du vide, où les toiles et cartons sont laissés en branle.

A bien des égards, cet évènement transforme le regard du spectateur sur l’oeuvre, le peintre et l’institution elle-même.

D’ « ESSAIS COULEURS » À ŒUVRES

Ces travaux préparatoires, ébauches ou « essais de couleurs » selon les mots de l’artiste,  voient leur statuts évoluer puisqu’ils sont aujourd’hui exposés pour eux-mêmes et non plus comme brouillons, entraînements. Le caractère expérimental qui pouvait caractériser leur absence de finitude est désormais le signe même de leur intérêt. Ils connaissent ainsi ce que Malraux appelait une «métamorphose » et accèdent au statut privilégié d’oeuvre d’art. Mais même la question de l’importance de ces objets aux yeux du peintre n’est pas si simple à résoudre : de nombreux « essais de couleurs » ont été peints sur du papier de vélin, une matière particulièrement précieuse, qu’il serait donc étrange d’utiliser comme support d’une simple ébauche de palette. En outre, la quantité  conservée de ces « essais de couleurs » et esquisses de composition est non négligeable ce qui laisse à penser qu’ils revêtaient déjà à l’époque de leur réalisation une valeur artistique particulière.

Ébauche, huile sur toile, 27 × 22 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 1151 © RMN-Grand Palais

GUSTAVE MOREAU ENTRE LES DEUX VOIES DU RENOUVEAU PICTURAL

Si Gustave Moreau est particulièrement connu pour ses oeuvres symbolistes, il peut être important de l’appréhender sous le prisme plus large de son époque. En effet, étant actif dans la seconde moitié du XIXème siècle, il n’a pu échapper aux nouvelles considérations scientifiques, puis artistiques, du siècle concernant la couleur.  La manière de l’artiste symboliste exprime ici une conception du paysage, plus esquissée, mouvementée par les teintes, qui a déterminé les pratiques de Delacroix, Manet ou Monet. 

Revoir Gustave Moreau ainsi, c’est finalement décloisonner certaines approches picturales du XIXème siècles qui paraissaient peut être s’opposer. C’est rallier la matière à la finesse du dessin à l’encre de peintures comme Le Triomphe d’Alexandre Le Grand.

Le Triomphe d’Alexandre le Grand, huile sur toile, 155 × 155 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 70 © RMN-Grand Palais

GUSTAVE MOREAU ET LES AVANT-GARDES

Cela permet également de comprendre le lien de Moreau avec la génération suivante qu’il forma. En effet, si ces travaux étaient préparatoires et par conséquent non accessibles du public, ils attestent du processus artistique de Moreau qu’il a inculqué à nombre de ceux qui seront les futurs fauves, comme Henri Matisse and George Roualt, Albert Marquet, Henri Manguin ou encore Charles Camoin.

Dès lors ce qui aurait pu paraître comme une vision désordonnée de l’histoire de l’art s’affirme comme une relecture de la complexité d’une époque de transformation sociales et artistiques profondes. Le Musée Gustave Moreau signe donc à mes yeux une réussite profonde car elle témoigne non seulement d’une réflexion scientifique pertinente, mais également d’une maîtrise des collections permanentes permettant par elles même une dynamisation de l’institution.

Ébauche. Plantes marines pour «Galatée», huile sur carton, 45 × 54,8 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13211 © RMN-Grand Palais / Franck Raux

LE RENOUVELLEMENT DU MUSÉE PAR LUI-MÊME

Il est intéressant de constater que l’intégralité des oeuvres présentées lors de l’évènement temporaire est en réalité issue des collections permanentes du musée national, qui par ailleurs, a toujours cherché à mettre en valeur le plus de pièces possibles notamment en rendant accessibles les esquisses de Gustave Moreau (un aménagement soulevant un certain nombre de difficultés en matière de conservation, le dessin étant particulièrement sensible à la lumière). Il n’est donc pas nouveau qu’il montre « l’envers du décor », la fabrique des oeuvres, qui est sensible dans sa nature même de demeure d’artiste presque inchangée. Mais avec cette exposition, l’établissement va plus loin et se dynamise. Il s’inscrit dans une tendance d’expositions constituant un renouvellement du musée par lui même. Tout comme l’a fait le Musée Rodin avec « Rodin et la Danse », « Vers le Songe et l’abstrait » élargit l’accès du public, l’institution n’hésitant plus à mettre en scène des éléments relevant habituellement de l’archive ou du travail préparatoire. Comprendre la démarche de l’artiste pour les institutions museales actuelles c’est aussi créer à partir de ce qui est offert à l’artiste, du regard qu’il porte sur son époque et ses moyens picturaux.

Outre, la valorisation de la conservation minutieuse effectuée par ces musées depuis leur création, mettre en oeuvre une exposition à partir d’éléments des collections habituellement en réserve présente beaucoup d’avantages. En effet, si nous analysons l’exposition jusque dans des considérations économiques (voire triviales, quoiqu’inévitables), il est évident qu’une telle option évite à l’institution culturelle la charge financière la plus importante du montage d’un tel évènement : le transport et l’assurance des oeuvres d’art dont les prix flambent ces dernières années. De même, le cout humain pourra en être diminué. Irais-je jusqu’à voir dans de tels projets culturels une diminution du bilan carbone face aux expositions internationales ?

Loin de moi l’idée que les musées doivent se refermer sur eux mêmes. En revanche, il apparaît important pour un musée de savoir rester attractif à l’heure des « musées spectacles » à un prix souvent trop élevé. Une exposition « autonome » permet donc à l’établissement de mettre en valeur des collections peu connues, donc parfois plus difficiles à conserver, et de constituer une réserve financière pour permettre des projets futurs sans perdre en visibilité.

Si ce n’est pour de telles réflexions terre-à-terre, courez au moins au Musée Gustave Moreau pour l’onirisme de ses oeuvres.

Exposition « Gustave Moreau, vers le songe et l’abstrait » du 17 octobre 2018 au 21 janvier 2019 au Musée national Gustave Moreau

ARIANE DIB

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1. MALRAUX André, Le Musée Imaginaire, 1965

2. BAXANDALL Michael, L’Oeil du Quattrocento, L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, ed Gallimard, 1985, Paris

3. CHEVREUL, Michel-Eugène,  De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés, 1839, Paris