Historiquement proches, les galeries d’art commerciales et les musées publics français se sont toujours acoquinés, que ce soit pour des achats ou des prêts d’oeuvres. Le musée peut ainsi renflouer ses collections ou faire une beauté à ses expositions, tandis que la galerie bénéficie du sceau de légitimité de l’institution muséale, faisant entrer ses artistes un peu plus dans l’histoire de l’art… tout en faisant monter leur cote. Face à ce phénomène grandissant et qui prend de multiples formes innovantes, Zao s’est intéressé aux stratégies de partenariats entre galeries commerciales et musées publics.
Les 24 et 25 octobre 2020, quelques jours avant le confinement qui nous frappe une deuxième fois, « WANTED! » s’est tenu au sein du Grand Palais. Le concept ? Une chasse au trésor bien particulière avec en guise d’objets à trouver, des oeuvres d’artistes contemporains. Les visiteurs étaient invités à se transformer en archéologues modernes pour explorer et déterrer les objets rares enfouis dans la jungle de fer qu’est la Nef du Grand Palais. Les chanceux découvrant les oeuvres pouvaient les garder.
Daniel Arsham, Xavier Veilhan, Jean-Michel Othoniel, Laurent Grasso, Bharti Kher, Takashi Murakami, Elmgreen & Dragset, Bernard Frize, Emily Mae Smith… 20 artistes français et internationaux ont joué le jeu et ont vu leurs oeuvres cachées dans l’immense espace de 13 500 m2.

Publication de l’Instagram WANTED! avec l’oeuvre de Jean-Michel Othoniel à trouver
@wanted__gp
Les médiateurs sur place nous soufflent que les sessions atteignent parfois 500 visiteurs. Avec seulement 20% de capacité d’accueil dû au Covid-19, tout le monde croit avoir sa chance. Mais impossible de leur soutirer le lieu de la prochaine cachette.
Toutefois, la véritable particularité de cet événement tient du fait qu’il ait été organisé par la galerie Perrotin, en collaboration avec le Grand Palais, en 14 jours. Chris Dercon, président de la Réunion des Musées Nationaux – Grand Palais, explique que « ces expérimentations font partie de l’histoire de l’art d’avant-garde, amenant certains artistes à aller jusqu’à cacher voire faire disparaître les œuvres. WANTED!, en coopération avec la galerie Perrotin, s’inscrit dans cette continuité, mais en pimentant un peu les choses… », justifiant sa coopération avec un acteur commercial privé.
La galerie Perrotin, quant à elle, « ne déteste pas la publicité »[1], tandis qu’elle multiplie ces dernières années ce type d’opération. On se souvient en effet de son intervention au musée du Louvre où, en 2016, le photographe-plasticien phare de l’écurie Perrotin JR avait recouvert la pyramide pour la faire disparaitre, opération renouvelée en 2019. Ou encore au Tripostal à Lille qui a consacré une exposition Emmanuel Perrotin lui-même et à ses artistes à l’occasion de ses 25 ans. A chaque fois, la méga-galerie semble, de façon plus ou moins explicite, prendre en charge l’opération. En tout cas, elle met le paquet sur les actions de communication pour transformer ces événements en véritable coup de buzz. WANTED! bénéficiait d’un compte Instagram qui couvrait en temps réel l’événement, à coup de stories et de publications, pour ses 2 000 et quelques abonnés.

Vue de la Pyramide du Louvre, « cachée » par JR, 2016
Courtesy de l’artiste
Les musées deviennent alors les terrains de jeux pour la galerie, qui peut présenter des événements à forte visibilité au sein de prestigieuses institutions pour ainsi imposer les artistes qu’elle représente… et faire monter leur cote sur le marché de l’art.
Si l’association galerie-musée peut paraître surprenante au premier regard, des événements de ce type ne cessent de se multiplier en France, révélant progressivement les liens sous-jacents entre sphère publique et sphère privée de l’art.
Dès 1982, Howard Becker développe le concept de « mondes de l’art » [2] qui, au pluriel, permet de souligner la coexistence d’univers d’artistes, des circuits de galeries, des réseaux de musées, tous reliés par des modes de financement et des publics spécifiques. Aujourd’hui plus que jamais, ce concept correspond à la réalité du secteur culturel. Avec l’accroissement des nouvelles technologies et les effets de la mondialisation, les échanges entre les mondes de l’art n’ont cessé de s’accélérer, de se diversifier et de se complexifier.
Les relations sont d’autant plus ambiguës que musée public et marché sont deux entités qui peuvent paraître antinomiques. Pourtant, comme l’affirme François Mairesse dans Le musée hybride, « les musées n’ont jamais connu de séparation absolue avec le marché » [3], et encore moins avec le marché de l’art, qui partage avec les institutions muséales les mêmes sujets artistiques. Si bien que face aux transformations de la société de ces dernières années, la dichotomie souvent opérée entre musée et marché de l’art s’est atténuée ; on remarque par exemple le rapprochement entre grandes maisons de vente et musées pour des ventes et des acquisitions, pour l’organisation d’événements ou encore pour échanger leurs services. Cette réconciliation se produit notamment dans les pays anglo-saxons, où les relations qui lient musées et marché de l’art sont beaucoup plus décomplexées qu’en France. Les collections nationales françaises sont inaliénables et donc interdites à la vente sur le marché de l’art [4]. Toutefois, le marché de l’art gagne du terrain sur le domaine des musées français, par toutes sortes de collaborations diverses et variées.
Les galeries sont des acteurs du marché de l’art qui, tout comme les maisons de vente, souhaitent redéfinir les liens avec les musées, en écho aux nouvelles pratiques qui s’y déroulent. Une vision réductrice, qui subsiste encore aujourd’hui est que la galerie commerciale, issue du monde marchand, et musée, ancré dans le secteur public, n’ont pas à interagir ; l’un a pour but de vendre l’art à un cercle restreint de collectionneurs, l’autre a pour mission de conserver et diffuser la culture au plus grand nombre. Une étude de 2017 sur les interactions entre les musées européens et américains avec le secteur privé de l’art [4] montre que 73% des musées préfèrent travailler directement avec artistes pour organiser une exposition, évitant ainsi toute interaction avec les galeries. La méfiance de l’un envers l’autre est alors encore d’actualité.
Qui n’est pas alors surpris de voir sur les murs du prestigieux musée d’Orsay, le nom de la célèbre galerie Thaddeus Ropac dans le cadre de l’exposition de l’artiste chinois contemporain « Yan Pei-Ming, Un enterrement à Shanghai » (du 1er octobre 2019 au 12 janvier 2020) ? Rien d’autre n’est précisé : s’agit-il d’un prêt d’oeuvre ? d’un mécénat ? d’une coproduction ? Les relations galerie-musée, bien que non dénoncées dans la presse contrairement aux multiples scandales musée-entreprise ou musée-marque (un exemple récent peut être celui du Louvre AirBnb), sont belles et bien présentes, mais elles demeurent floues et inexplorées. Derrière beaucoup d’opérations liées à de l’art contemporain dans une institution culturelle, un partenariat galerie-musée s’est subtilement tissé.

Vue de l’exposition « Yan Pei-Ming. Un enterrement à Shanghai » au Musée d’Orsay
Courtesy de l’artiste
Le musée est historiquement de l’apanage des pouvoirs publics en France. La définition actuelle du Conseil International des Musées (ICOM) souligne dès ses premiers termes les valeurs de service public fortement attachées au musée : « Un musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation. »
La galerie d’art commerciale, elle, a pour but de « de concilier le caractère non commercial de l’œuvre – fruit du travail d’un artiste libre – et les réalités marchandes ». Alors que la part de galeries d’art ancien primait jusque dans les années 2000, elles sont 90% à vendre de l’art contemporain en 2016. Cette restructuration du monde des galeries amène de nouvelles dynamiques et des changements complexes au sein de l’écosystème culturel. Le musée n’est pas moins atteint de ce boom de l’art contemporain.
Les formes que peuvent prendre ces relations sont alors multiples ; mécénat et soutien financier, enrichissement des collections, co-organisation d’exposition, événementiel… Une diversité dans la nature des liens peut être observée. Le musée Guimet, lui, se concentre exclusivement sur l’organisation d’expositions intitulées « Cartes Blanches » et tisse des liens avec les galeries dans cette situation. Collaborant notamment avec des grandes galeries comme Perrotin (2019, 2020) ou Maria Lund (2019), le musée d’arts asiatiques s’appuie sur les galeries d’art contemporain pour mettre en place ces cartes blanches dédiées aux artistes vivants, se distinguant du reste de sa programmation basée sur des arts plus traditionnels. C’est une façon de dynamiser ses collections parfois perçues comme anciennes et de rappeler que le musée a la particularité de couvrir une vaste partie de l’art asiatique, aussi bien géographiquement que chronologiquement. Récemment, c’est l’artiste à la mode Daniel Arsham qui a investit l’espace du musée Guimet, en proposant un jardin zen et une nouvelle série de sculpture. Derrière cette exposition « Moonracker », inaugurée le 21 octobre 2020 et coupée court par le reconfinement, toujours et encore la galerie Perrotin.
En collaborant avec les galeries, les musées peuvent donc instaurer un dialogue entre art actuel et art contemporain. Le musée Guimet qui souhaite renouer avec l’art contemporain pour bénéficier d’un nouveau positionnement et d’une image dynamique. La mise en place de tels partenariats émane parfois des services de direction des musées et résulte parfois des affinités entre différents acteurs du monde de l’art. Toutes les parties y trouvent leur compte ; pour la galerie, il s’agit de légitimer ses artistes et ses activités. Cette consécration permet de faire monter la cote de l’artiste représenté sur le marché de l’art grâce au prestige associé à un musée. Le musée y gagne également sur le plan du financement ; la galerie peut accepter de financer l’exposition, les coûts de productions, les coûts annexes, la communication… Dans un contexte financier difficile marqué par la baisse des subventions de l’Etat, une nouvelle compétitivité se met en place et la nécessité de multiplier les actions de mécénat et les partenariats s’accroît.
De l’autre côté, les galeries sont désormais capables de produire des expositions dignes d’être muséales, impliquant non seulement l’artiste et sa galerie mais également des mécènes, des agences de conseils, des sociétés de production et des institutions. Le positionnement de la galerie quant à ces expositions n’est pas anodin : elle souhaite en tout point se rapprocher d’une exposition que l’on pourrait trouver dans un musée. Elle déploie donc un dispositif scénographique, met en place des documents de communication, entreprend des recherches poussées pour bien documenter leurs sujets, propose des catalogues d’exposition, se munit de conservateurs reconnus, et reprend des codes propres aux expositions d’une institution culturelle classique. Tout cela est gratuit pour le visiteur (contrairement à la plupart des expositions de musées). La galerie offre une « exposition désintéressée »[6], montrant leur désir d’élargir leurs publics.
Ainsi, la galerie et le musée s’influencent mutuellement au niveau de leurs expositions, leurs dispositifs, leurs pratiques, pour aboutir à un rapprochement de leurs spécificités. D’un côté, les musées sont en effet en demande de l’art le plus récent, le plus expérimental possible, pour offrir des nouvelles expériences culturelles à ses publics et pour enrichir les collections publiques. De l’autre, les galeries sont désormais en mesure de fournir des expositions de qualité muséale, mais leur dimension commerciale appelle à ce qu’elles soient toujours cautionnées par des instances de légitimation comme les musées.
Il est donc indéniable que les galeries agissent avec les institutions muséales dans des relations complexes. Les réseaux s’interpénètrent fortement, si bien que l’institution muséale finit par adopter certains aspects des galeries, comme l’application de stratégies marketing similaires, la découverte de nouvelles formes artistiques, un travail sur l’image, le développement de l’événementiel et de la starification. Il en vient même une sorte d’inversement des rôles. Les musées deviennent des machines industrielles, prêtant plus attention à l’optimisation de leurs recettes, faisant de plus en plus appel aux techniques du privé et à leurs services, augmentant la circulation de leurs oeuvres. Les galeries ressemblent de plus en plus à des musées : création de collection permanente, d’expositions temporaires, d’éditions de catalogue, de conférences… Elles parviennent aussi occasionnellement à obtenir des prêts de grands musées. Aujourd’hui, certaines galeries empruntent des oeuvres aux plus grandes collections publiques. Une enquête du Quotidien de l’Art avait montré que la galerie Malingue a emprunté des toiles de Roberto Matta au Centre Pompidou et au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. La galerie Gagosian s’est vu livrer des toiles de Francis Bacon du Centre Pompidou pour réaliser une exposition temporaire autour de l’artiste à New York. Si cette pratique n’est pas encore généralisée, notamment parce qu’elle repose sur un flou juridique du Code du Patrimoine, elle est défendue par le galeriste Georges-Philippe Vallois, qui pointe du doigt « l’inflation généralisée de prêts aux musées » de la part des galeries :
« Cela fait partie de notre mission de rendre visibles ces œuvres au public. Mais la réciprocité est essentielle, musées et galeries sont complémentaires. Il faut évidemment que les expositions en galerie soient historiquement importantes, et comprennent notamment un catalogue. Ouvertes à tous, elles peuvent aussi permettre une revalorisation artistique d’un créateur cantonné aux réserves. » [7]
Ses collaborations s’inscrivent-elles dans une démarche de démocratisation de l’art et de la culture ? C’est du moins ce qu’affirme Emmanuel Perrotin : “Les œuvres d’art sont plus que jamais précieuses, c’est pourquoi il est important de les offrir au plus grand nombre”, à propos de l’événement WANTED!, gratuit et ouvert à tous. On peut penser que ce genre d’événement permet d’attirer le public d’une galerie, plus jeune et plus branché, dans les lieux du musée. Le musée peut même espérer construire des expositions qui se rapprochent des expositions “blockbusters” ou monter des événements qui vont attirer un nouveau public le temps de quelques jours.
Inversement, on peut aussi s’imaginer que les visiteurs d’un musée comme le musée Guimet ou encore le Grand Palais, qui propose des expositions “blockbusters” destinées au grand public, peut découvrir le monde caché des galeries. Déconstruire l’image mythique et inaccessible de la galerie, c’est un des buts lorsque celle-ci investit l’espace muséal.
Démocratisation ou dérives commerciales dont fait l’objet le musée ces dernières années ? On a largement critiqué les partenariats tissés entre les musées et les marques commerciales. Et la galerie demeure une entreprise à but lucrative. Utiliser, voire louer l’espace muséale pour organiser une exposition à l’honneur d’un de ses artistes et faire monter sa cote ou pour monter un événement attirant toujours plus de visiteurs et polir son image de galerie est une pratique qui peut être questionnée, tant du côté des musées que du côté de la galerie.
Quoi qu’il en soit aux conséquences du Covid-19, la nécessité de coopération est plus que jamais soulignée par les acteurs du monde de la culture. Dans une société fragilisée par la crise sanitaire, le secteur culturel est en première ligne pour subir les conséquences économiques et sociales. Les galeristes doivent se réinventer et un des moyens à cela semble être la collaboration : « Les galeries sont beaucoup plus disponibles à collaborer » affirme un galeriste, tandis qu’une autre explique que « ce sont des périodes où il faut essayer de partager au mieux et d’inventer de nouvelles formes de communication ».
Bousculant la hiérarchie du monde de l’art et modifiant progressivement les offres culturelles, les partenariats galerie-musée poussent à repenser les rapports entre le privé et le public du secteur culturel.
CAMILLE CHU