Monde cyberpunk futuriste : des pratiques artistiques hybrides à la Galerie Valeria Cetraro

À l’entrée dans la galerie Valeria Cetraro, vous êtes accueillis et guidés, que vous soyez connaisseur ou profane à l’art de notre temps, un art profondément composite, mêlant les médiums, les pratiques et les influences. Existant auparavant rue Saint Claude à Paris depuis 2014, la galerie s’est déplacée rue Cafarelli en 2019 où j’ai pu admirer l’installation d’un duo d’artistes : Vincent Roumagnac et Aurélie Pétrel. Il s’agissait de leur troisième pièce photoscénique évoluant par l’agencement de scènes successives durant le temps de l’exposition du 9 janvier au 6 mars 2021, de la scène 1 à la scène 5 de l’acte 1. Dès lors, le terme de photoscénique est très bien expliqué par la galeriste ainsi que par son assistante-médiatrice culturelle. En effet, l’exposition doit s’accompagner d’un éclairage sur le processus créatif très cher à la galeriste qui souhaite souligner que la création artistique prend du temps et est entourée de questions de recherche pour les artistes. La médiation a toujours été présente dans cette galerie.

Ainsi, ce duo d’artistes a inventé le néologisme photoscénique pour un projet qui fait coexister des problématiques liées à la photographie et à la scénographie. Par ailleurs, il s’agit de leur troisième exposition personnelle et de la troisième partie d’une trilogie de pièces photoscéniques. Toutes ces pièces prennent appui sur un texte littéraire sur la base duquel les artistes élaborent un script dramaturgique qu’ils jouent lors d’une résidence artistique. Un voyage commun est nécessaire afin de créer. Pour élaborer cette troisième pièce, ils ont mené une résidence pendant deux mois à la Villa Kujoyama à Kyoto au Japon. Le jeu de la pièce mène à la réalisation de prises de vue photographiques qui seront intégrées dans des éléments de décor et de costumes dont certains ont été utilisés pendant la mise en scène de la pièce théâtrale. L’acte performatif n’est jamais visible par le public, il n’est pas filmé, il est juste photographié. C’est l’image qui devient mouvante, les objets hétéroclites qui deviennent traces du mouvement et de l’action.

Pétrel l Roumagnac (duo) / de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1, scène 5, …of Darkness / 2021 Courtesy Galerie Valeria Cetraro et Salim Santa Lucia

S’appuyant sur le roman de science-fiction d’Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness, 1969), les artistes ont recherché à rendre palpable et visuel un monde cryosphérique et futuriste tel qu’il peut être imaginé dans l’art cyberpunk nippon. Le roman a la particularité d’imaginer un monde glacé où les humains sont androgynes et où les genres sont fluides, non rattachés à un individu ou à un sexe. S’étant également intéressés à la transparence, à l’artisanat verrier/miroitier de la région du Kansai et au passage de la 2D à la 3D au Japon, l’exposition présente des objets composites entre la photographie, la sculpture et le travail des matières plastiques.  Vincent Roumagnac et Aurélie Pétrel ont imaginé deux lieux symboliques dans la galerie : le premier est celui du plateau où les objets disposés dans l’espace de la galerie changeaient en fonction de la scène présentée. Le second est celui de la réserve où avait été mis en place un congélateur contenant des objets dans l’attente de se déployer sur le plateau. De plus, un lanceur à neige pouvait parfois rendre compte de l’atmosphère glaciale de cet univers romanesque futuriste. Si les deux autres premières pièces ont aussi été présentées dans la galerie, ce n’était à chaque fois que le premier acte afin de laisser la possibilité à la pièce photoscénique de voyager, de présenter des actes inédits de la pièce dans un autre lieu comme un centre d’art, et d’avoir davantage de visibilité.

A la suite de ma visite, j’ai aiguillé un entretien avec la galeriste Valeria Cetraro afin d’en apprendre plus sur son approche de l’art contemporain et sur comment elle souhaite s’inscrire dans la promotion des artistes d’aujourd’hui :

1) Comment vous vous êtes intéressée en particulier à ce duo d’artistes ?

C’est un travail particulièrement représentatif des questions qu’on étudie avec la galerie. Un peu comme la plupart des artistes représentés, ils ont d’abord participé à un cycle d’expositions collectives qui s’appelle Au-delà de l’image et qui s’est prolongé sur trois années dans l’ancien lieu de la galerie rue Saint Claude de 2014 à 2017. Il était question de travailler sur la spatialisation de l’image, de comprendre comment les artistes qui utilisaient les images les travaillaient, qu’est-ce qu’ils en faisaient, et quel était le rapport possible à l’espace. La question importante était aussi de faire coexister dans un même espace d’exposition différentes pratiques, différents médiums et un des volets les plus significatifs était le deuxième où il s’agissait de faire coexister des images fixes avec des images en mouvement. Il y avait trois vidéos différentes, toutes assez immersives avec des sons, et des sculptures qui elles avaient besoin de lumière. Donc il y avait l’idée de sortir du cadre conventionnel du Black box. J’avais connaissance du travail d’Aurélie mais pas en duo avec Vincent. Je l’avais invitée au premier volet et elle avait créé une pièce spécialement pour l’exposition qui consistait en des impressions sur des tassos en bois, un travail inspiré de ce qui s’était passé à Fukushima et Vincent était intervenu pour activer la pièce d’Aurélie et la réactiver dans l’espace. Ils travaillaient déjà ensemble depuis un moment. Ce duo commençait à devenir important pour eux. Ils ont commencé à réfléchir ensemble à comment travailler sur des œuvres encore plus distinctes de leur pratique personnelle. C’est comme ça qu’on en a parlé et qu’on a eu envie de travailler ensemble. Les deux pratiques ont commencé à marcher ensemble. Et c’est au deuxième volet qu’ils ont participé en tant que duo avec plusieurs pièces dont une consistait à jouer une pièce de théâtre alors que personne ne les voyait dans la réserve de la galerie, et une autre pièce qui était des images de très grands formats déplacées dans l’espace et qui interagissaient avec les autres œuvres. Ils ont une pratique qui se situe au croisement de plusieurs médiums, ce qui me plait beaucoup. C’est une forme d’expérimentation qui fait que le médium ne suffit pas à déterminer une pratique. C’est plutôt ce qu’on veut faire avec la technique qui m’intéresse. Les photographies ne sont pas montrées comme habituellement.

Vue d’exposition / exhibition view, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1 » / « de l’Ekumen, photoscenic piece n°3, act 1 », Galerie Valeria Cetraro, 2021 Courtesy Galerie Valeria Cetraro et Salim Santa Lucia

2) Y a-t-il eu des modifications dues à la crise sanitaire ?

Je n’ai pas changé la programmation. Il y a quelques expositions qui sont décalées du fait du premier confinement, mais globalement cela n’a pas changé. On a réussi à suivre le même ordre des choses. La chose qui a changé c’est la durée des expositions qui dure plus d’un mois maintenant. Pour permettre aux gens de voir les expositions malgré le confinement, malgré le couvre-feu, avec les changements d’horaires, et aussi parce que nous sommes moins soumis aux impératifs liés aux événements comme les foires, donc des évènements d’envergure, qui ont quand même très souvent un impact sur les dates de vernissage car on se positionne en parallèle de tout ça. Effectivement c’est plutôt très bien parce qu’on a beaucoup plus de liberté. On peut décider à un moment donné qu’on prolonge d’une semaine l’exposition… On se rend compte que cette liberté pour travailler est nécessaire. Beaucoup de questions sur la temporalité se prolongent : le temps qu’on accorde avec le travail avec les artistes et avec notre public. L’idée est d’arriver à prendre ces moments de suspens pour avoir plus de temps.

3) Quels sont les objectifs de votre galerie ? quelles missions sont importantes pour vous ?

Il est évident qu’on est là pour diffuser, promouvoir, vendre le travail des artistes mais il n’y a pas que ça. Aujourd’hui, l’idée principale dans cette galerie c’est d’arriver à créer un cadre qui pourra permettre aux artistes de travailler à long terme, d’avoir le temps d’évoluer dans leur parcours. C’est-à-dire qu’en fait la recherche artistique prend du temps. Malgré la vitesse dans laquelle nous sommes, le travail artistique est aussi une recherche, une expérimentation qui comme je le disais surtout dans les premières phases du travail d’un artiste, prend du temps, et nous on doit contribuer à donner ce temps. Il y a des phases de monstration du travail d’un artiste, mais aussi des phases de travail en atelier où l’artiste a besoin d’être concentré. Nous on doit permettre que, pendant cette phase-là, les fils de communication avec les autres acteurs du milieu de l’art soient maintenus. On sert d’intermédiaire. D’une part, l’objectif de la galerie c’est de rendre réalisable les choses, que ce soit visible, de permettre la concrétisation des choses mais aussi de maintenir un fil de communication même quand l’artiste n’est pas forcément présent, quand il ne peut pas être dans les réseaux sociaux. Évidemment, un autre des objectifs est de permettre aux œuvres et aux artistes d’intégrer des collections publiques, qu’ils puissent montrer leur travail dans des centres d’art pour qu’ils puissent s’inscrire de façon durable dans une scène artistique. L’autre objectif c’est aussi de fidéliser un public qui prenne le temps de comprendre le travail des artistes, qui ne soit pas simplement dans une observation de l’objet artistique mais qui comprenne le travail aussi comme un projet. Je reviens toujours sur le rapport à la recherche de la pratique artistique. La question c’est d’essayer de créer le contexte pour face à un monde très rapide, de créer une bulle de temps pour rester sur une forme de contenu.

4) Comment faites-vous entre vos recherches curatoriales et les propositions des artistes ? Laissez-vous de la liberté aux artistes ? Comment intervenez-vous dans leur pratique ? les guidez-vous ou pas ?

C’est les deux parce que quand un artiste fait son exposition dans ma galerie il a carte blanche. C’est-à-dire que c’est tout son travail qui m’intéresse donc je suis sûre qu’il va faire une très belle exposition. Par contre, le travail de concertation ne se fait pas forcément que pour une exposition, mais il se fait tout du long. C’est-à-dire que nous sommes quand même en communication tous les jours, tous les mois, et pas seulement au moment où on expose. En effet, il y a quand même des influences, des concertations, ça arrive même que les artistes à travers eux ils s’influencent. Il y a des sortes de clin d’œil, des filiations qui se créent entre les uns et les autres. Il y a quand même des artistes qui ont différents âges ici à la galerie. Après, comme la plupart sont arrivés par des questions qui m’intéressaient, il y a effectivement des points communs presque inconscients qui existent. Il y a des pratiques communes, pas forcément dans l’esthétique finale des œuvres.

5) Quels sont vos points d’intérêts qui regroupent les artistes ?

Ce serait de se situer au croisement entre plusieurs pratiques. C’est-à-dire que c’est quand même rare que dans la galerie il y ait des œuvres que l’on ne peut rattacher qu’à un seul médium. Ils sont tous en train de travailler en même temps avec la sculpture, l’image, la vidéo. Ils sont tous à la fois dessinateurs, sculpteurs. Il y a beaucoup d’œuvres qui ont un caractère sculptural tout en étant murales par exemple, qui sont faites de beaucoup de strates ou beaucoup de transparences. C’est vraiment une attitude qui fait qu’il y a toujours un rapport à l’espace même quand on traite l’image purement dite. J’ai l’envie que les choses se croisent. D’ailleurs, cela peut être un travail difficile à communiquer au public globalement car il y a beaucoup de strates de lecture. Les artistes cherchent beaucoup. Je peux citer Laura Gozlan qui fait de la vidéo, mais qu’on ne pourrait pas pour autant définir en tant que vidéaste, elle est sculptrice aussi, et elle fait un travail de contenu théorique important. C’est la même chose avec Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac. Je peux aussi faire des parallèles entre le travail de Pierre Clement et Pierre Weiss, qui font des œuvres murales qui font penser à des peintures mais qui sont aussi un travail de sculpture. 

Ce roman d’Ursula K. Le Guin parle de la question du genre, de ces formes hybrides. Laura Gozlan a aussi sa manière d’en parler. Enfin, ils sont plusieurs à s’emparer de ce sujet. Je pourrais dire que d’une autre façon totalement différente Pia Rondé & Fabien Saleil qui travaillent souvent avec des reliques d’animaux finissent par travailler avec cette lisière entre la vie et la mort, sur la transformation de l’organisme, de l’être humain… Par leur aptitude à créer des formes hybrides aussi bien dans les matériaux, dans les formats que dans les médiums choisis, ils ne peuvent que s’intéresser aux mêmes questions d’actualité : l’indétermination, l’impossibilité de mettre des pratiques et des individus dans des cases et la coexistence entre plusieurs états masculins, féminins. Il y a aussi deux duos dans la galerie qui est aussi une manière de penser le binôme, la dualité.

6) Comment vous travaillez avec les institutions, les musées ? Comment vous voulez promouvoir vos artistes en dehors de votre galerie ?

Avec les autres galeries, il y a toujours beaucoup de solidarité, de partage. Ça se passe très bien. Quand j’étais rue Saint Claude j’ai partagé pendant quatre mois l’espace d’une autre galerie, Thomas Bernard, ce qui m’a permis de conserver ma programmation initiale. On essaye de faire pas mal d’événements en commun. 

Par rapport aux institutions, je pense que c’est toujours très important de faire le déplacement dans les centres d’art quand les artistes font des expositions chez eux, que ce soit loin ou pas loin, que ce soit des expositions collectives ou personnelles, c’est toujours l’occasion de rencontrer les équipes des centres d’art qui font un travail considérable et qui sont davantage disponibles et à l’écoute dans cette situation. C’est très important aussi de s’intéresser à leur programmation pour comprendre en quoi le travail de notre artiste pourrait les intéresser, avant de les solliciter. Les collaborations peuvent plus facilement se mettre en place avec les centres d’art qu’avec les musées. Nous allons faire une exposition en collaboration avec le centre d’art les Bains douches en juillet où il y aura deux artistes de la galerie, deux autres artistes invités par le centre d’art et c’est autour d’un projet porté par le centre d’art depuis plusieurs années autour de l’artiste Piero Heliczer. Ce sont plusieurs années d’échange. On essaye de favoriser le dialogue à la galerie avec des rencontres, des talks, tisser des liens avec des moments de rencontre. Il y a aussi tout le processus de de propositions d’acquisitions où on fait des dossiers qui s’adressent aussi aux fondations et aux FRAC.

La galerie Valeria Cetraro présente en avril 2021 un solo show d’Anouk Kruithof intitulé Trans Human Nature qui explore les questions des formes de vie possibles et la pluralité des mondes vers des mutations et les hybridations des sphères naturelles, technologiques et sociales de notre monde futur.

Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia Courtesy Galerie Valerie Cetraro et Salim Santa Lucia

EMMA RIBEYRE

Image d’entête: Pétrel I Roumagnac (duo), de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, prise de vue photographique lors de la mise en scène du script dramaturgique (Kyoto International Conference Center) Courtesy Galerie Valeria Cetraro

« L’Amazone Érogène » Prune Nourry s’expose au Bon Marché Rive Gauche

«Être une artiste signifie guérir continuellement ses propres blessures, et en même temps les exposer sans cesse» déclarait Annette Messager. Cette citation prend tout son sens face à l’œuvre de Prune Nourry.

Pour célébrer le Mois du Blanc, Le Bon Marché Rive Gauche a donné carte blanche à l’artiste pour investir la verrière centrale du grand magasin, ainsi que les vitrines de la rue de Sèvres.

Au centre de l’atrium, deux cibles géantes en forme de sein sont dressées de part et d’autre de l’escalator. L’une est assaillie par une nuée de flèches, la seconde est pointée par un arc immense dont la flèche est prête à s’élancer.

L’Amazone Érogène, projet pour les verrières centrales, 2020. © L. Léonard, G. Drossart, Prune Nourry Studio

Inspirée par la légende des archères qui se tranchaient le sein droit pour tirer plus aisément, Prune Nourry nous livre « L’Amazone Érogène », une œuvre qui dépasse la catharsis personnelle pour toucher chacun de nous. En effet, au-delà de l’évocation du cancer du sein qui a frappé l’artiste, cette œuvre aux significations multiples provoque des compréhensions infinies.

L’Amazone Érogène, 2020. © Grégoire Machavoine

L’exposition devait se tenir jusqu’au 21 février 2021, mais le grand magasin a fermé ses portes suite aux restrictions liées à l’épidémie, et ce jusqu’à nouvel ordre. Après avoir contemplé l’œuvre de Prune Nourry, nous avons échangé avec Eléna Fertil, responsable des Projets Culturels du Bon Marché, au sujet de la carte blanche.

Lorsque nous découvrons le projet in situ, le choix de l’artiste nous paraît bien sûr évident. Mais il doit en être autrement pour vous à la conception des projets. Quel est le premier aspect qui a retenu votre attention dans la pratique de Prune Nourry et qui vous a amené à la contacter ?

L’œuvre de Prune Nourry est très riche de sens et de références scientifiques, sociologiques, artistiques. Avant tout je crois que c’est sa détermination qui nous a séduits. Dans son documentaire « Serendipity » sorti en 2019 on la voit faire face à l’épreuve du cancer du sein avec obstination et sensibilité, cherchant du sens dans cette épreuve. Etrangement les questionnements interrogés dans ses œuvres passées rencontrent un certain écho dans cet évènement personnel, c’est troublant et touchant.  

C’est à la suite d’une avant-première de ce film que Frédéric Bodenes, Directeur artistique et image du Groupe Bon Marché a rencontré Prune Nourry.

Prune Nourry, 2020. © Le Bon Marché Rive Gauche

Prune Nourry propose pour le Bon Marché une œuvre très personnelle, empreinte de son expérience face à la maladie, en l’occurrence un cancer du sein. Mais par cette installation, il y a également une prise de parole du grand-magasin, par laquelle chacun est interpellé et concerné. Comment s’est façonné le propos de l’exposition ?

« L’Amazone Erogène » met en lumière le combat de (trop) nombreuses femmes contre la maladie. La maladie affecte aussi les amis, les proches, l’entourage et la société dans son ensemble. Prune Nourry transfigure les malades en héroïnes de leur propre combat faisant le parallèle avec la figure antique de l’amazone guerrière. Cette installation invite aussi à une réflexion universelle sur la valeur de la vie, via la guérison, la vie qui se poursuit et la procréation. Prune Nourry assimile ainsi les flèches à une nuées de spermatozoïdes allant féconder un ovule. C’est toute la puissance de la vie qu’elle exprime, dans une optique combative et, on l’espère, victorieuse.

Comment se déroule concrètement la réalisation d’un projet artistique comme celui-ci ? C’est une carte blanche donnée à l’artiste, mais est-ce que vous l’accompagnez tout au long de la production ? Est-ce qu’il vous arrive d’intervenir ?

L’artiste est invité à imaginer une œuvre pour les espaces du Bon Marché Rive Gauche. Ceux-ci sont particuliers dans la mesure où les œuvres sont suspendues à une verrière ou exposées en vitrines, ce contexte modèle et influence déjà la réflexion de l’artiste. Nous collaborons ensuite avec l’artiste à toutes les étapes du projet avec une équipe interne dédiée. Nous l’aidons à faire advenir son projet et à le transmettre aux visiteurs en éditant un catalogue d’exposition, en proposant des temps de rencontre avec l’artiste…

Nous partageons également avec chaque artiste un épisode marquant de l’histoire du Bon Marché Rive Gauche : c’est Aristide Boucicaut, le fondateur du magasin, qui inventa le Mois du Blanc en 1873. Nous leur demandons donc, en clin d’œil à notre histoire, d’intégrer la couleur blanche dans leur création, chaque artiste s’approprie ce patrimoine différemment. 

Prune Nourry à l’atelier, 2020. © Le Bon Marché Rive Gauche

Le projet artistique ne se limite pas à l’installation, puisque nous avons pu découvrir une chanson écrite par Daniel Pennac et Prune Nourry, composée et interprétée par -M- et Ibeyi, dont le clip a été tourné autour de l’installation du magasin. Comment la rencontre de ces cinq artistes s’est-elle faite ?

Pour l’inauguration de cette exposition dans un contexte de crise sanitaire nous avons tout de suite pensé à un format digital. Prune Nourry a souhaité en faire une œuvre en soi, un film artistique, et réunir autour d’elle des amis talentueux pour écrire et créer ensemble autour de « L’Amazone Érogène ». Nous avons donc réalisé ce clip, tourné de nuit au Bon Marché Rive Gauche, l’exposition y prend une nouvelle forme.

Daniel Pennac a également écrit pour le catalogue de l’exposition une lettre savoureuse et touchante qu’il adresse à Prune et aux amazones.

Pour la première fois, les fragments de l’œuvre sont proposés à la vente, directement sur le site de l’artiste, dans le but de récolter des fonds permettant la distribution du livre à paraître « Aux Amazones » à des femmes atteintes du cancer. Que pourrons-nous retrouver dans ce livre et comment l’avez-vous pensé ?

Les 888 flèches qui composent l’installation visible sous les verrières centrales sont en vente via le site du studio de l’artiste dans un but non-lucratif. Prune Nourry souhaite ainsi pouvoir distribuer un certain nombre d’exemplaires de son prochain livre gratuitement, à des femmes atteintes du cancer. Elle l’a pensé comme un véritable outil, réalisé en collaboration avec de nombreux spécialistes et scientifiques pour proposer à ces femmes des idées pour être créatives et proactives face à la maladie.

L’Amazone Érogène, travail en cours, 2020. © Studio Prune Nourry

La carte blanche du Bon Marché devient maintenant un projet artistique installé dans le paysage culturel, que l’on attend en début janvier. Les projets nous ont plongés dans des univers différents, depuis les cerfs-volants d’Ai Weiwei jusqu’aux gouttes de pluie fleurissantes de Nendo. Quel est le plus beau souvenir que tu gardes de ces six projets ?  

J’en retiens deux : le jour où nous avons appris qu’Ai Weiwei avait récupéré son passeport et pourrait se déplacer à Paris pour l’installation et l’inauguration de son exposition « Er Xi » au Bon Marché. Il en avait été privé 4 ans auparavant par les autorités chinoises, c’était inespéré ! Et pour chaque projet l’excitation des montages d’exposition la nuit, magasin fermé, avec l’artiste et toute l’équipe d’installation, c’est la concrétisation d’un processus débuté un an auparavant. 

L’Amazone Erogène, dessin technique. © Prune Nourry Studio

Tu as travaillé dans des institutions culturelles par le passé et cela fait maintenant plusieurs années que tu es au Bon Marché responsable des projets culturels ; on peut ressentir que les projets entre le secteur du luxe et le milieu culturel s’intensifient, comment vois-tu cette évolution ? Quels types de projets souhaiterais-tu découvrir davantage ? 

Il y a toujours eu des liens étroits entre le milieu de la mode et le monde de l’art, entre les créateurs et les artistes. Raoul Dufy dessinait pour Paul Poiret, Sonia Delaunay a confectionné des casques auto dans les années 1920, Elsa Schiaparelli a côtoyé Dali, Cocteau… Aujourd’hui ces collaborations fleurissent dans tous les secteurs : le luxe mais aussi l’urbanisme, l’immobilier avec des projets comme 1 immeuble 1 œuvre… Sans nécessairement aller au musée ou en galerie chacun peut rencontrer une œuvre, vivre une expérience esthétique. Ce sont autant d’opportunités intéressantes pour les artistes tant que l’intégrité et la valeur de leur œuvre sont respectées. Les grandes expositions des musées et des centres d’art ainsi que la recherche sont évidemment nécessaires, on s’en nourrit, il est grand temps que le public puisse d’ailleurs y retourner. Mais on ne peut que se réjouir que le terrain de jeu des artistes s’élargisse et dépasse les murs des lieux qui leurs sont dédiés.

Prune Nourry, « L’Amazone Érogène », jusqu’au 21 février 2021 au Bon Marché Rive Gauche, Paris 7e. Et si le magasin ne réouvre pas d’ici là, nous vous invitons à découvrir l’installation à travers la vidéo ci-dessous. Merci beaucoup Eléna d’avoir pris le temps de répondre à nos questions !  

CONSTANT DAURÉ

Retour sur Living Cube #4, avec sa fondatrice, Élodie Bernard

Découvrir de nouveaux artistes, échanger sur les œuvres en toute convivialité et repartir avec l’une d’entre elles sous le bras, voilà le format rêvé d’une exposition. C’est du moins ce que propose Élodie Bernard, commissaire d’exposition et enseignante en arts plastiques, avec Living Cube. Au sein de son appartement à Orléans, Élodie reçoit des amateurs d’art pour présenter une collection éphémère d’œuvres, glanées au fil de ses rencontres et visites d’atelier.

Ce qui est plaisant avec ce format, c’est qu’il se situe entre le centre d’art, où la création contemporaine est présentée et soutenue, et la galerie, puisque toutes les œuvres sont à vendre, pour tous les budgets. J’admire chez Élodie son authenticité et son entrain, et ce à tous les niveaux de la vie d’une œuvre. Que ce soit auprès des artistes – le plus souvent émergents – qu’elle soutient, lors de médiation et d’échanges avec les curieux amateurs qu’elle reçoit, ou lorsqu’il s’agit de conseiller et d’accompagner des collectionneurs ; elle sait installer une relation de confiance.

Malgré les incertitudes liées à la crise sanitaire, la quatrième édition de Living Cube s’est tenue du 23 octobre au 8 novembre 2020, avec l’aide d’Albane Dumas qui a développé les partenariats. Après avoir visité l’exposition, j’ai posé quelques questions à Élodie pour revenir sur cette dernière édition et échanger sur son ressenti dans ce contexte si particulier pour la culture.

Le bureau. Peinture par Olivier Nevret, circles & squares, 2020.
Au sol, Xenia Lucielaffely, série de coussins impressions velours, 2020.

Une installation ready-made de Léo Fourdrinier, un tirage de Jean-Baptiste Bonhomme, une peinture minimaliste, quasi conceptuelle d’Olivier Renevret ou un fusain de Diego Movilla : on remarque une sélection éclectique d’œuvres, traversant différents univers et références. Comment as-tu réalisé ta sélection cette année ?

La sélection de cette année a été plus complexe à réaliser, dans la mesure où, le temps passé dans les ateliers a été réduit à cause de la situation actuelle.

J’ai donc choisi de présenter des œuvres que j’avais vues lors d’expositions ou de salons. Pour le choix, je n’ai rien changé, l’idée étant de me fier à mon instinct, de choisir les pièces de manière intuitive. Se fier à ce que l’œuvre éveille en moi lors de notre rencontre.

Est-ce que tu veux nous parler d’une œuvre en particulier ?

Avec plaisir ! Je te propose de nous arrêter sur le grand dessin de Grégory Cuquel « Blabla, au grand apéro » réalisé en 2020. On y voit différents éléments collés sur un grand format, des verres à pied à peine griffonnés, des carafes sur lesquelles sont dessinés des visages : on reconnaît Apollinaire ou encore Picasso, des dessins sur fond de papier bleu ciel ou parme, des mains qui arrivent dans le cadre, piochant ici une olive, posant sa cendre de cigarette là. On devine la végétation, le vert domine la composition. C’est un dessin qui est plein d’énergie, on a envie de s’attarder avec tout ce groupe, sorte d’apéro idéal, dans lequel Grégory Cuquel a réuni une majeure partie de ses modèles. C’est en quelques sortes le Déjeuner sur l’herbe de notre époque.

La salle à manger. De gauche à droite : Jean-Baptiste Bonhomme, Home sweet home, 2020;  Grégory Cuquel, Blabla au grand apéro, 2020; Julien Desmonstiers, Canicule, 2019.

L’annonce d’un deuxième confinement est tombée en plein milieu de l’évènement. L’œuvre choisie pour le visuel de l’exposition, Home sweet home de Jean-Baptiste Bonhomme, semble alors reprendre tout son sens, nos esprits étant piégés entre les murs de nos maisons. Tu as eu cependant la chance d’être confinée entourée de toutes ces œuvres. Comment s’est déroulée cette édition particulière de Living Cube ?

Living Cube n’est pas une exposition comme les autres. Comme tu as pu en vivre l’expérience, il s’agit de plusieurs rendez-vous conviviaux. Toujours en petit comité avec la présence d’un ou deux artistes autour d’un brunch, d’un dîner, d’un café, afin de créer une atmosphère propice à l’échange, d’envisager une autre façon d’appréhender l’œuvre et la collection. Nous avons eu la chance d’ouvrir une semaine avant les annonces gouvernementales. Le public a donc pu profiter un minimum de l’accrochage et surtout de la présence des artistes le premier weekend d’ouverture. Puis l’annonce est tombée, c’était un coup de massue pour moi. Heureusement, Albane Dumas, ma collaboratrice toujours pleine d’énergie, m’a suggéré de maintenir les rendez-vous. Nous avons donc fait le choix de maintenir la possibilité de prendre rendez-vous afin de venir voir les œuvres, en vrai. Bien sûr, ça reste un projet modeste, mais il est important pour nous de soutenir les artistes jusqu’au bout et ça passe par là, maintenir coûte que coûte, l’accès à l’art.

Living Cube permet avant tout de faire découvrir et partager la création contemporaine, mais est également construit autour de la passion de la collection d’art. On a souvent comme idée que collectionner serait réservé à un cercle restreint de personnes, de grands connaisseurs, ou de grandes fortunes. Par Living Cube, chacun est invité à compléter sa collection ou à la commencer. Comment est-ce que ce que le déclic d’acheter une œuvre se fait selon toi ?

Très bonne question. Le coup de cœur ? Je crois que ce qui déclenche l’envie de partager son quotidien avec une œuvre, c’est le fait de l’avoir en tête tout le temps après l’avoir vue en vrai. Impossible de s’en défaire, et je sais de quoi je parle (rires).

Tu présentes dans l’exposition des peintures de Bruno Peinado, figure historique dans le paysage français. Tu me confiais que c’était un immense honneur pour toi de présenter les œuvres d’un artiste que tu as étudié et qui t’a marqué dans ta jeunesse. Quels seraient pour toi l’artiste -mort ou vivant- ou l’œuvre, que tu rêverais de voir dans une édition de Living Cube ?

Il y en a tellement! Je rêverai de montrer une Marquee de Philippe Parreno, mais là il faudrait que j’ai un château ! Les sérigraphies de John Giorno, pour leur irrévérence, les aquarelles de Pierre Ardouvin. Je pense aussi aux tapisseries de Laure Prouvost, aux sculptures d’Ann Veronica Janssens… Bref, la liste est longue, mais les éditions ne sont pas terminées, l’an prochain nous fêtons les 5 ans et je ne compte pas m’arrêter là !

Le bureau. Léo Fourdrinier, Dogs monologue, 2017. Au mur de gauche à droite: Mël Nozahic, La monture, 2018; Mes adieux, 2017.

Living Cube est résolument ancré à Orléans, par la communauté d’amateurs et de collectionneurs que tu as su créer, mais aussi par les différentes entreprises partenaires -parfois bien éloignées de l’art contemporain à première vue- qui t’accompagnent. L’actualité culturelle et du marché de l’art est chamboulée par les raisons que nous connaissons tous. L’ouverture de Living Cube s’est tenue le week-end où la FIAC aurait dû se tenir. J’ai l’impression que cette absence d’actualité parisienne semble recentrer l’attention de chacun sur les initiatives locales, ce qui me semble une bonne chose. Qu’en penses-tu ?

Je ne vais pas dire le contraire, bien que je sois une amoureuse de la semaine FIAC ! C’est une bonne chose oui, car il y a énormément de structures qui proposent des programmations de qualité hors de Paris et ça, depuis longtemps. Je trouve ça dommage que les projecteurs soient tournés vers les régions et les projets à échelle locale seulement maintenant. De plus, les projets – je préfère ne pas parler d’initiatives, je trouve que cela est réducteur pour les acteurs du milieu culturel déjà inscrits dans une démarche qui prend place sur les territoires – qui se développent en région n’ont pas perdu de vue l’Humain. Car l’art et la culture sont avant tout des aventures humaines.

Plus largement, nous nous intéressons actuellement chez Zao aux bouleversements que la crise du Covid pourrait engendrer pour le secteur culturel. Par ta proximité avec les institutions culturelles et artistes, de quelle façon penses-tu que cette crise pourrait modifier le paysage artistique ?

Difficile de se projeter, peut-être que cela va se jouer d’une part, dans l’ampleur des projets, en en finissant avec les expositions « évènementielles », en repensant les foires et les salons.

D’autre part sur la relation humaine : remettre au cœur de la création l’artiste, l’œuvre et le spectateur. Mais ça c’est dans le meilleur des mondes, car la dure réalité est déjà entrain de frapper les lieux culturels et les artistes. Des lieux ferment, comme le Centre d’art du Parc Saint Léger de Pougues-les-eaux, ou encore plus gros, le Mo.Co à Montpellier…

Cette édition vient de se terminer, cela fait maintenant la quatrième année : qu’est-ce que cette expérience t’apporte et qu’est ce qui te pousse, chaque année, à recommencer cette aventure ? 

Living Cube me permet de traverser la France de droite à gauche et de haut en bas pour découvrir des démarches artistiques, ça me permet d’étendre mes connaissances et de rencontrer beaucoup de monde. D’avoir un contact privilégié avec les artistes, d’établir une relation de confiance. Être au cœur de l’atelier, voir les œuvres en cours de création. Prendre le temps d’échanger sur la pratique, écouter les incertitudes, les questionnements des artistes. C’est tellement enrichissant. C’est aussi l’envie de partager avec un grand nombre ce plaisir à regarder une œuvre, en la présentant à un public. Chaque année, de nouvelles personnes viennent voir l’exposition. Ce qui est beau, c’est que tous et toutes ne sont pas forcément des spectateurs avertis. Ils sont curieux et ouverts ! Leur regard se construit et leur sensibilité s’affine au fur et à mesure des éditions et ça, c’est vraiment une belle preuve de réussite pour ce projet. C’est tout ça qui fait que chaque année j’ai envie de continuer !

Le salon. Au mur, des toiles de Bruno Peinado et Mael Nozahic cohabitent avec les sculptures d’Ugo Schiavi.

Tu as également signé récemment l’exposition AFTERPARTY à la Fondation du doute de Blois, avec une géniale sélection d’artiste. Quels sont tes futurs projets, ou qu’est-ce que nous pouvons te souhaiter pour les mois à venir ? 

AFTERPARTY réunit plusieurs artistes avec lesquels nous travaillons depuis quelques années et que vous avez probablement déjà vu passer dans Living Cube. Pour les prochains projets, ce sera pour la galerie La peau de l’ours à Bruxelles en janvier. Il s’agit d’une exposition collective autour de la peinture, du quotidien et du geste quotidien sur laquelle je travaille en ce moment même, avec Dorian Cohen, Marie Dupuis, Amandine Maas et Lise Stoufflet. Sans oublier que nous préparons activement les 5 ans de Living Cube avec une grande nouveauté en perspective, qui devrait être dévoilée d’ici janvier !

Merci Élodie pour ta disponibilité ! Nous te retrouvons sur ton compte Instagram @regard_b, et pour les plus curieux, l’exposition continue sur @livingcubexhibition. Vous pouvez également revivre l’expérience de Living Cube par cette vidéo de WIP ART réalisée l’année dernière.

À très bientôt et « tout le meilleur » pour tes futurs projets !

CONSTANT DAURÉ

« Le monde se détache de mon univers » Et ses commissaires d’exposition

En septembre, le collectif échelle réelle, composé des élèves du master 2 Sciences et Techniques de l’Exposition de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, présentait à la Galerie Michel Journiac son projet de fin d’année sous la direction de Madame Françoise Docquiert et en collaboration avec le photographe Raphaël Dallaporta. Cette exposition intitulée Le Monde se détache de mon univers interroge les difficultés d’imaginer le futur dans un contexte sociétal marqué par « l’instabilité économique, l’urgence climatique et les dérives du progrès industriel ». En sélectionnant seize artistes émergeants, les étudiants ont pu offrir leur point de vue sur cette thématique riche, rassemblant des oeuvres aussi diverses par leur forme que par leur réflexion.

A cette occasion, j’ai rencontré Armande Gallet et Virna Gvero, deux des dix-neuf curatrices et curateurs. Nous avons discuté des rapports humains dans le contexte de l’anthropocène, du lien de l’artiste contemporain à la nature ou encore du processus de mise en oeuvre d’une telle exposition d’art. Voici donc un aperçu de ce riche entretien.

LE MONDE SE DETACHE DE MON UNIVERS

L’exposition emprunte son titre à un vers de Paul Eluard, « Ne plus partager », ce qui peut surprendre en ce que jamais le poète n’a pu exprimer de doute ou d’angoisse sur l’avenir de nos sociétés post-industrielles. Pour autant, il s’accorde parfaitement avec la vision du collectif étudiant et de ses échanges avec Raphaël Dallaporta, centrée sur une remise en question de la notion de progrès technique et technologique dans le monde actuel qui se sépare de son environnement, vit dans un monde incarnant à son paroxysme la dichotomie « nature/culture ».

Armande : « C’est de cette notion et de cette remise en cause du progrès que l’on est partis. Mais c’est quelque chose de très vaste et en en parlant entre nous, on se rendait compte qu’on commençait à partir sur une de ces expositions sur l’anthropocène, un peu comme l’exposition Jusqu’ici tout va bien qu’il y avait à ce moment au Cent-Quatre. En fait, c’était trop massif d’essayer de traiter de  l’avenir de l’humanité, du futur au complet, etc. On se disait que dans une galerie de 100m², à notre échelle, c’était ridicule de s’attaquer à cette question. Ça ne colle pas au contexte dans lequel on est. (…) On a recentré notre sujet vers ça parce que les œuvres des artistes nous inspiraient. Donc on a un peu forcé la main en rassemblant des artistes, de façon peut être un peu artificielle, puisqu’ils n’avaient pas forcément une esthétique commune, mais il y avait là des préoccupations qu’on sentait chacun dans nos vies, qui est de voir dans son quotidien les évolutions du monde qui change, sans pouvoir contrôler cette évolution, ni  pouvoir agir, de se trouver attaquer dans notre confort.

Virna : Le vers de Paul Eluard est venu dans un second temps, ça a été une exposition sans titre jusqu’à très tard. Car le titre aurait pu limiter le projet, et l’amener vers une certaine direction. Paradoxalement, c’était la décision qu’on a le moins débattu (contrairement à la peinture, à la scénographie qu’on a débattu jusqu’à la dernière minute). Notre camarade Flavio a lu le vers et on s’est tout de suite dit que c’était très bien.

Armande :  Moi personnellement, quand je pensais au titre de notre expo, je pensais à une fenêtre, à un titre visuel sous la forme d’une fenêtre. C’est un motif dont on parlait beaucoup, parce qu’il y avait des œuvres qui nous intéressaient par rapport à cette thématique. Cela matérialise une paroi entre le monde intime et le monde public, entre l’intérieur et l’extérieur. Quand Flavio a trouvé ce vers, c’était la phrase qui permettait de mettre des mots sur cette paroi, qui peut s’ouvrir et se fermer, et c’est pour ça qu’il y a eu cette adhésion globale : le vers était parfaitement posé sur le visuel qui était aussi conceptuel de la fenêtre.

Ariane (Zao) : L’affiche de l’exposition part également du motif de la fenêtre, est-elle venue en même temps ?

Armande : Il y a deux éléments : l’affiche est en fait une maison où il y a justement ces ouvertures et on voulait qu’il y ait ces insistances sur ces ouvertures ; puis un dessin qu’on a fait pour le vernissage, qui reprend un peu cette esthétique.

Virna : Oui c’est sûr, je pense qu’il y avait aussi une œuvre de Jean Claracq qu’on avait choisi pour exposer, même si finalement on en a exposé une autre et il y avait ce motif de la fenêtre. Dans l’exposition, il y en a plein : les vitrines investies par le collectif, ce sont des fenêtres ; l’écran de l’ordinateur, que l’on utilise tous les jours, ça en est une aussi en quelque sorte ; le baldaquin de Camille Juthier, ce n’est pas une fenêtre, mais je trouve que ça en est une parce qu’on peut s’y installer et regarder l’exposition à travers les bâches de plastique qui la composent. Donc on a une vision brouillée, on a une paroi. Cela symbolise cette idée de regard qu’on a vers l’avant, et cette envie aussi de notre part, de ne pas donner de vision, d’interprétation. Par exemple, pour les œuvres de Danila Tkachenko, les photographies, où on a ces monuments d’un futur qui n’a jamais existé deviennent des monuments de nos convictions et des ambitions dont il ne reste plus que ça, des monuments couverts par la neige. Donc ce motif de la fenêtre revient de manière plus subtil, et c’est très important, tout comme la dynamique extérieur / intérieur qui était au centre de notre réflexion.

Armande : Le mot « détachement » dans le titre est LE mot juste pour caractériser tout ce que l’on veut dire, autant sur le détachement physique, la matérialité de cette paroi, que sur ce que ça implique conceptuellement.

Virna : C’est cette idée que c’est le monde qui se détache plutôt que l’individu qui se détache, c’est ce qu’on a essayé de présenter dans l’exposition, à travers cet intérêt pour la vie quotidienne des artistes et de leur vécu, ce qui se perd souvent avec la lecture que les commissaires font des œuvres.

FOCUS SUR UNE ŒUVRE

Jean Claracq, Villa Romaine, 2017, huile sur toile, 68x68cm, Courtesy of the artist and Galerie Sultana, Paris

Cette œuvre figure un immeuble sur le toit duquel sont postées des sculptures antiques. Des fenêtres s’ouvrent sur la vie des habitants, juxtaposées les unes aux autres, sans communication. Aucun échange n’est possible avec les personnages, entre eux ou même avec les sculptures. La représentation de cette atmosphère où se confrontent les époques et le sentiment d’isolement rappelle l’« inquiétante étrangeté » freudienne qui se dégage des peintures métaphysique de Giorgio de Chirico. La toile nous met face à la fragmentation des espaces urbains et mentaux dans la société contemporaine.

DÉPLACER LE REGARD : L’ŒUVRE D’ART, « UNE FENÊTRE OUVERTE SUR LE MONDE » EN 2020

La fenêtre est un véritable topos en histoire de l’art, Alberti – architecte et grand théoricien de l’art à la Renaissance – avait d’ailleurs défini le tableau comme une « fenêtre ouverte sur monde ». Il est donc passionnant que ce motif soit ré-approprié en 2020 par échelle réelle pour retourner le paradigme humaniste du rapport de l’humain et de l’artiste à la nature. L’exposition aborde largement la question de l’anthropocène, de questions climatiques et du lien urbain à la nature.

Cependant, Virna ne conçoit pas ces œuvres comme un retournement, une révolution mais bien plus comme un « déplacement du regard » pour s’éloigner d’un anthropocentrisme dominant dans notre culture et abandonner l’illusion que c’est l’homme qui (re)crée le monde et la nature.

Armande :  La tradition artistique s’est beaucoup fondée sur la vision de l’homme qui contrôle, maîtrise le monde. Il y a un aspect très politique de cette vision humaniste de la société : il y a une maîtrise par l’homme de son environnement par les institutions et le système qu’il a mis en place. »

Ainsi,  Le monde se détache de mon univers donne à voir comment l’homme transforme la nature, cherche à la contrôler artificiellement, pour finalement s’en déconnecter.

FOCUS SUR UNE ŒUVRE

Camille Juthier, Delightfull falls, 2019, bâches plastiques et plantes, courtesy of the artist

Cet immense baldaquin de plastique renferme comme un herbier gigantesque des plantes qui se décomposent lentement sous les yeux du spectateur. Comme des clins d’yeux aux traditions de l’étude scientifique de la nature et de la représentation du motif floral dans l’histoire visuelle de l’art, cette installation vit et meurt face à nous, malgré cette mise à distance et cette intervention humaine. Le spectateur peut entrer dans cet espace et regarder le monde au travers de cette paroi translucide mutante, éclairée par une ampoule recouverte de matière organique ou reproduisant le végétal.

DES ŒUVRES D’ART COMME SYMPTÔMES

Mais le collectif refuse de présenter des œuvres trop critiques ou tout du moins trop démagogiques. Le propos de l’exposition est de pousser le visiteur à la réflexion sans lui imposer un discours fermé. Ainsi, on ne trouve sur place que peu de textes, aucun cartels fixés au murs et on laisse le choix au regardeur de formuler une critique.

Virna : « Beaucoup de choses dans l’exposition montrent que l’on a eu envie d’être en retrait par rapport à la figure du curateur « super-star », on n’a pas mis de cartel, on n’a pas mis de texte d’exposition. Enfin, on a mis des textes, mais c’est vraiment le choix du visiteur de les lire ou pas, à quel moment les lire. Les gens peuvent aussi s’en passer et voir l’exposition sans avoir aucune indication de notre part. C’était important pour nous de ne pas imposer une vision, ce qui est souvent le cas quand on va voir une exposition aujourd’hui. »

Armande : « Ce qui est commun aux œuvres, c’est le fait qu’elles ne soient pas des critiques, pas des opinions. Elles sont des symptômes et des constats sur plusieurs types de sociétés. Le constat est plus ou moins le même : ces sociétés qui essaient de contrôler ne peuvent le faire.»

Le terme « symptôme » capture bien cette volonté de qualifier objectivement un phénomène hors de contrôle, dont il faut trouver la source, tirer des conséquences. Les œuvres présentées montrent aussi l’ironie de situations absurdes qui font notre quotidien, sans enfermer le débat dans un manichéisme stérile. Comme l’illustre Camille Juthier dans sa Décoction 1, parfois, les plantes poussent sans des produits chimiques : dans un monde déconnecté des réalités du vivant, celui-ci s’adapte même à des produits bactéricides.

Évidemment, ces constats, ces paradoxes pointés du doigts dans l’exposition reviennent à questionner le rôle social, politique de l’artiste lui-même. Aujourd’hui, les expositions et les œuvres engagées sont omniprésentes sur la scène artistique mondiale. Au point que pour Virna, il n’y ait « plus le temps de faire de l’art pour l’art ». Peut-être moins radicale, pour Armande « les artistes ont la liberté de déplacer le point de vue, le regard sur des situations. Depuis cet angle, cela dit beaucoup de notre société, nous fait comprendre notre propre contexte. »

FOCUS SUR UNE ŒUVRE

Sarah Del Pino, Rêvent-elles de robots astronautes ? , 2017, film (25 minutes), Collection FRAC Auvergne, Adagp, Paris 2020

Cette œuvre vidéo nous montre une usine de production laitière : des vaches vivent dans un monde entièrement automatisée, sans homme. Le spectateur assiste à leur quotidien habituellement dérobé à notre regard. Selon Armande, cela pourrait être « dur à regarder, on pourrait croire que c’est très polémique dans un contexte plein de débats. On pourrait avoir peur de l’œuvre polémique, qui ferait du rentre dedans au débat actuel, mais au final on se trouve plongé dans l’intimité des vaches. L’artiste montre juste ce qui se passe concrètement dans cette usine sans homme, entre les vaches et machines. Tout cela est très problématique, mais ce n’est pas le sujet de la vidéo qui est juste un constat. » Il nous revient de nous questionner. Il n’y a d’ailleurs aucun discours, remarque la curatrice, aucune voix off juste le bruit des machines, des vaches.”

Mais outre le regard des artistes, la question des commissaires doit être posée, tout simplement compte tenu de la position de mes interlocutrices, mais plus généralement dans la mesure où la figure du commissaire d’exposition ou curator prend de plus en plus d’importance dans le monde de l’art contemporain. C’est pourquoi j’ai demandé à Armande et Virna de me donner leur(s) définition(s) du métier de commissaire d’exposition.

Virna : «  Pour moi, c’est plus un accompagnement. Et j’aime bien la racine du mot curateur et l’idée que ce soit du soin, prendre soin de l’œuvre d’art, ce qui est d’ailleurs l’idée derrière la notion de conservateur aussi. Mais, cette notion, je pense qu’aujourd’hui, se développe de façon différente, ce n’est pas que de la préservation ou de la restauration des œuvres. C’est une figure très polyvalente.»

Plus concrètement, et selon les mots d’Armande, ce mot « recoupe beaucoup de pratiques très différentes et si on a envie de créer une sorte de définition globale, il faudrait prendre en compte son rôle d’initiateur dans les multiples étapes nécessaires à l’élaboration d’une exposition, à commencer par le choix des artistes. Souvent on assiste à deux modalités du commissariat, celle qui part d’un thème pour y intégrer des artistes et celle qui part des artistes pour en faire découler un thème. Chacun de ces deux contextes engendrent des politiques curatoriales très différents. Il y a ensuite toute la réflexion conceptuelle qui en découle, mais aussi la question de son insertion dans une histoire de l’art : replacer la pratique, la pratique des artistes que tu présentes, ce que ça va apporter à l’histoire de l’art, à la création dans sa globalité, pourquoi c’est pertinent en ce moment, maintenant de montrer ça. Il y a un vrai travail contextuel à faire. Mais ce qui est le plus important, c’est de décider quelle relation tu entretenir avoir avec le ou les artistes que tu montres.

La particularité de notre projet, c’est qu’on était 19 et donc le commissariat était fort, alors que parfois l’artiste est plus présent dans le projet, avec un commissariat moins fort. On était « condamnés » à être un commissariat puissant. Donc ça a eu des conséquences sur le rapport de force, sur l’équilibre entre les deux. Malgré tout, une des premières choses dont on a parlé était qu’on ne voulait pas faire un commissariat tourné vers s’inscrire dans le réseau des professionnels de l’art contemporain et donc faire un commissariat qui va mettre en avant nos qualités, nos connaissances, qui va montrer qu’on connait plein de choses de l’art contemporain. Très tôt, on a parlé tous ensemble de l’importance de faire un accompagnement avec les artistes, d’essayer de les rencontrer au maximum, quand c’était possible, quand ils le voulaient, de leur poser des questions sur leurs travaux et si possible de faire des productions. C’est pour ça qu’on a une partie assez importante de productions et de programmations de performances qui illustrent bien cette politique. »

Pour la première fois, Armande et Virna, ainsi que leurs dix-sept autres co-commissaires, ont pu exercer ce rôle qu’elles étudiaient depuis un an. De la projection à la pratique effective se dégage nécessairement un écart sur lequel elles sont revenues.  

Virna confie son appréciation pour l’évolution des regards qu’elle a pu porter sur les oeuvres au fil du parcours de cette exposition, grâce à ses échanges avec les artistes, les rencontres avec eux, mais également grâce à la rencontre avec leur public. Lors de l’exposition et de son vernissage, les dix-neufs commissaires ont assuré la médiation de la manifestation culturelle, permettant notamment à Virna de « regarder les oeuvres qu’[elle connaissait], sur lesquelles [elle avait ] travaillé pendant un an, mais avoir un regard nouveau. [Lui] offrant une rencontre avec l’oeuvre qui ne finit jamais.»

De son côté, Armande ne s’attendait pas à ce que tout le projet découle autant du contexte dans lequel il s’inscrit. « Notre projet est étrange : faire une expo avec 19 commissaires, c’est étrange. Le lieu a été donné. Beaucoup d’éléments extérieurs ont déterminé cette exposition. ».

L’AVENIR DES EXPOSITIONS : ECOCONCEPTION, LE REFUS DU WHITE CUBE ET COVID-19

Evidemment, étant composé que de jeunes commissaires d’expositions, qui connu leur première expérience dans le métier en 2020, le collectif échelle réelle s’est confronté aux enjeux contemporains de l’avenir des expositions de manière générale.

Une approche de l’éco-conception

Le thème de l’exposition lui-même étant particulièrement lié aux questions environnementales, il importait énormément aux étudiants de Paris 1 de limiter l’impact écologique de leur projet. Ainsi, une approche particulièrement originale de l’éco-conception a été entreprise. « Ces préoccupations ont eu des conséquences sur toute la direction artistique du projet, y compris la sélection des artistes : il a été décidé que pour les oeuvres matérielles, elles seraient en Ile-de-France, le problème ne se posant pas pour les oeuvres immatérielles », explique Armande, « On a pris une camionnettes et on a pensé les points de ralliement. C’est déjà quelque chose mais c’est un champ encore en friche.  Il y a une pensée autour de l’éco-conception qui se développe mais reste encore en germe, a du mal à remonter aux institutions. On est une petite échelle géographique, donc petit impact mais cela nous a ouvert une réflexion sur les perspectives ».

Cette conscience des enjeux écologiques qui pèsent sur l’industrie des expositions temporaires comme sur beaucoup d’autres, a également permis au collectif d’offrir une scénographie constituée de meubles de leurs propres appartements, afin d’éviter de produire plus ou d’avoir recours à du mobilier jetable pour leur exposition.

Sortir du White cube

Cette décision implique également un positionnement intéressant vis à vis du traditionnel « white cube », soit la volonté d’un espace d’exposition neutre, totalement épuré, théorisé par Brian O’Doherty dès les années 1970 mais présent dans les scénographies depuis les années 1930.

En effet, Le Monde se détache de mon univers présentait les oeuvres sur des murs peint en vert olive, où le mobilier est si familier qu’il appartient habituellement aux logements des commissaires de l’exposition. Armande et Virna expliquent que ce parti pris, s’éloignant d’une modalité courante de présentation de l’art contemporain, a été très vite décidé au sein de leur équipe, qui souhaitait montrer que le « cube blanc » est une possibilité, mais loin d’être la seule. L’espace peut influer sur la perception des oeuvres mais ne devrait pas non plus être figé dans des codes de monstration trop restreints. « On en est à penser que ne pas peindre un mur en blanc, c’est un parti pris fort en matière d’esthétique, c’est quand même très restrictif,» me dit Armande.

Une exposition au temps du coronavirus

Loin de moi l’envie de célébrer l’omniprésence du coronavirus dans nos médias et nos vies, je n’ai pu m’empêcher de faire une lecture du titre de l’exposition Le monde se détache de mon univers, avec l’expérience  généralisée du confinement connu ces derniers mois. J’ai donc demandé à nos commissaires, ce qu’elles avaient pensé de l’expérience de l’organisation d’une première exposition dans un tel contexte.

Armande : « C’est très étrange. Ce qui m’a le plus fait violence, c’est cette sensation qu’on voulait conserver le projet originel alors qu’on a grandi depuis et changé en trois mois. On avait envie de concrétiser le projet mais on a été obligés de revenir et se remettre dans la situation : qu’est ce qu’on a voulu dire il y a trois mois ? Difficile à faire mais bénéfique parce qu’on lit très différemment les oeuvres qui cheminent différemment dans ton esprit. (…). On a pu redécouvrir les oeuvres (…). Et il s’avère que le thème de l’exposition est un peu prémonitoire, ce qui n’était pas volontaire.(…) Mais si le confinement est possible aujourd’hui, c’est parce qu’on a notre intérieur confortable où on peut se détacher du reste du monde. Cela manifeste une évolution de l’espace domestique actuel réel et qui a pris son sens pendant le confinement mais était déjà là avant. (…) Coïncidence heureuse ou malheureuse, en tout cas, ça dit quelque chose de la société organisée entre monde intérieur et extérieur.

ARIANE DIB