LE DIRECTEUR ARTISTIQUE D’UNE MARQUE DE MODE EST-IL “CURATOR” ?

Au cœur du domaine du Château Lacoste, la surprenante Richard Rogers Gallery est perchée dans les pins : l’art est donné à ressentir en pleine nature. Jusqu’au 1er mai, une dizaine d’œuvres inédites du peintre nord-irlandais William McKeown, saisissant les multiples variations de couleur qu’offre le ciel, dialoguent avec un vase en céramique du japonais Kazunori Hamana. L’espace d’exposition, où les larges baies s’ouvrent sur la campagne provençale, fait raisonner la dimension contemplative de ces œuvres. 

Cette sélection est signée Jonathan Anderson, directeur artistique de son propre label de mode éponyme et de la Maison espagnole LOEWE, qui dévoile ici une de ses nombreuses facettes: celle de curateur. 

Vue d’exposition : “William McKeown featuring Kazunori Hamana, curated by Jonathan Anderson”, jusqu’au 1er mai à la Richard Rogers Gallery du Château La Coste, Le-Puy-Sainte-Réparade.

Jonathan Anderson, créateur-curateur.  

En parallèle de la mode, Jonathan Anderson, également originaire d’Irlande du Nord, est passionné d’art, collectionneur et n’en est pas à son coup d’essai : en 2017, il a présenté « Disobedient Bodies », une exposition organisée à The Hepworth Wakefield, musée d’art moderne et contemporain britannique.  Comme l’évoque le titre, littéralement les corps désobéissants, indociles, le créateur alors curateur a souhaité explorer la forme du corps humain dans l’art, la mode et le design. Pour prolonger son travail de créateur de vêtements et d’accessoires, l’Irlandais a sélectionné une centaine de pièces de 40 artistes et designers, interrogeant la vision du corps et ses représentations radicales. Il y a également présenté des pièces de ses collections qui questionnaient particulièrement le sujet du genre. 

Ce goût pour le culturel se retrouve dans sa direction artistique de LOEWE, où Jonathan Anderson a impulsé de nombreux projets pour densifier l’empreinte culturelle de la Maison : dans les campagnes de communication, les concepts de boutique, des collections capsule en collaboration artistique, ou encore par la Fondation LOEWE et son Foundation Craft Prize, célébrant l’excellence des nouvelles générations du domaine des arts appliqués. 

En Janvier 2021, obligé à repenser la manière de présenter les collections, le directeur artistique propose un beau livre de 200 pages, dédié aux créations et publications de l’artiste et écrivain Joe Brainard, où le lien avec LOEWE se fait discret. On y retrouve une sélection d’œuvres de l’Américain rarement reproduites, issues de fanzines, comics, ou autres impressions créées dans les années 1960 et 1970.  Ce livre n’est pas seulement fait de travaux artistiques, la Maison va plus loin dans le contenu : l’ouvrage est accompagné d’une préface écrite par Ron Padgett, poète et proche de l’artiste mis à l’honneur, ainsi qu’un texte d’Eric Troncy, critique d’art et co-directeur du célèbre centre d’art Le Consortium à Dijon. 

A show in a Book, crédits LOEWE

Deux livrets sont intégrés dans la jaquette du livre d’art, où la collection de la saison est présentée, associée donc à l’œuvre de Joe Brainard : « J’aimais cette idée que, d’une manière étrange, la collection tombe tout simplement du livre » raconte Jonathan Anderson pour Vogue1. Certaines pièces LOEWE, reprennent des motifs ou dessins de l’artiste. 

Cette présentation n’est pas simplement une alternative au défilé, où le papier imprimé tente de remplacer les évènements de la fashion week, mais plus largement l’ambition de lancer une collection de vêtement par l’édition d’un corpus historique d’œuvres d’un artiste. Jonathan Anderson a eu le souhait de présenter les créations d’une personnalité qui le fascine et l’inspire, dans le but de partager et médiatiser ses créations pour LOEWE. L’association à ce projet d’une personnalité du monde de l’art reconnue comme celle d’Eric Troncy n’est pas anodine, institutionnalisant et légitimant ce corpus d’œuvres sélectionnées et mis en avant par le directeur artistique.

La vogue du curating

Les projets menés par Jonathan Anderson semblent bien illustrer les frontières poreuses qui peuvent exister entre le rôle actuel du directeur artistique d’une maison de mode, et celui d’un curateur dans le milieu de l’art contemporain.

Aux prémices de cette tentative de parallèle, un constat : celui de l’utilisation de plus en plus récurrente du terme de « curation » dans le milieu de la mode2 : une sélection de films « curated by » Hedi Slimane durant le confinement offerts au public par CELINE3, les designers Kim Jones et Virgil Abloh – respectivement directeurs artistiques de Dior Homme et Louis Vuitton Homme – invités tous deux en tant que curateur pour des ventes aux enchères Sotheby’s, une playlist The Row « curated » par Mary-Kate and Ashley Olsen -les fondatrices de la marque- ou encore l’exposition anniversaire des 100 ans de Gucci dont le directeur artistique de la Maison, Alessandro Michele, en était le curateur.

Si cette utilisation peut être rapprochée du langage journalistique, des tendances ou de la communication, ce terme permet également de créer des connexions entre la mode et le monde de l’art. L’identité d’une marque de mode se façonne non seulement à travers les objets produits et disponibles à la vente, mais plus largement en créant explicitement des liens avec les autres univers créatifs et artistiques. 

Dans la plupart des cas, ces curations sont signées par les directeurs artistiques, nous amenant à réfléchir plus largement au rôle actuel du directeur artistique dans une maison de mode, et à questionner l’utilisation du terme de curateur. 

Ces deux termes, que nous mettons en regard, désignent deux nouvelles figures d’autorité, apparues lors des dernières décennies, et dont les rôles sont en mutation. 

Au micro d’Isabelle Morizet sur Europe 1, Guillaume Henry, directeur artistique de Patou, revient sur les mutations du rôle et des fonctions de la figure d’autorité dans la maison de mode, le dénommé directeur artistique :

« Je ne me considère pas couturier. […] Je me considère encore comme un styliste, même si aujourd’hui le terme utilisé est directeur artistique, parce que avant faire des collections c’était dessiner des silhouettes, alors qu’aujourd’hui c’est beaucoup plus vaste que ça : on doit penser communication, réseaux sociaux, comment communiquer autour de la marque, (…) là où elle occupait une place quasiment exclusive, aujourd’hui la mode en tant que produit est beaucoup moins exclusive : on va penser davantage à la notoriété d’une marque qu’au produit pur »4.

photo : Guillaume Henry. Crédits Franco P TETTAMANTI

Couturier, styliste puis directeur artistique, un rôle qui a évolué au fil des années

Dans les maisons de mode, une figure d’autorité centrale s’est constituée : celle du directeur(rice) artistique. Ce nom est utilisé originellement (et encore aujourd’hui) dans le secteur de l’édition. Fondamentalement, la direction artistique est la mise en image et la mise en récit, en travaillant avec des illustrateurs, designers, photographes, artistes, …  Cette appellation désigne dorénavant la figure créative centrale d’une marque de mode. 

Historiquement, la figure d’autorité dans une maison de mode est la figure du couturier. Celui-ci (ou celle-ci) est le plus souvent éponyme de la maison, qu’il a créé. Les exemples sont très nombreux, et nous pouvons citer les plus connus : Charles Frederick Worth, Gabrielle Chanel, Cristóbal Balenciaga, Azzedine Alaïa ou encore Madame Grès, étaient de grands couturiers et sont entrés dans l’Histoire de la mode par leurs créations, élaborées dans leurs ateliers autour de mannequins avec du fil, du tissu et des aiguilles. Le couturier s’occupe des collections : il est alors préoccupé avant tout par les silhouettes, par les vêtements et accessoires de mode qu’il crée. 

Dès les années 1960, des stylistes et créateurs sont arrivés à la tête de grandes marques de mode. Cela du fait soit de la création et du succès de leurs griffes de prêt-à-porter, comme par exemple Kenzo, agnès b., Jean-Charles de Castelbajac, soit de leur nomination dans des maisons : Karl Lagerfeld, plus tard Tom Ford ou Phoebe Philo. Ils ont progressivement remis en question l’idée que l’autorité dans la mode serait détenue par un couturier. S’il ne coud pas, le styliste est quelqu’un qui travaille à partir d’images, et qui va guider dans un second temps la confection, qu’elle soit en atelier ou industrielle. 

La nouvelle génération de créateurs de mode, émergées dans la dernière décennie, n’est plus focalisée seulement sur les silhouettes, mais ont une vision globale de la marque, passant par les créations certes, mais encore plus par les défilés, la communication, les concepts de showroom et les boutiques. Ils sont designers, architectes, photographes, stylistes, … Le directeur artistique va piocher dans un vivier de talents créatifs pour écrire son propre récit et façonner l’image de la marque. 

Ainsi, ce changement d’appellation témoigne que le directeur artistique est le garant de l’ambition esthétique, et donc artistique de la maison de mode, rapprochant explicitement ces deux sphères. 

Harald Szeemann, Karl Lagerfeld et Hans-Ulrich Obrist

Un nouveau rôle dans l’art contemporain, du « faiseur d’exposition » au curateur.

Dans le milieu de l’art contemporain, c’est la figure du curateur(rice) qui s’est dégagée. Il est impossible aujourd’hui de s’intéresser au milieu de l’art contemporain : visiter des expositions, lire la presse ou les écrits spécialisés, discuter avec des artistes, … sans que ce terme de « curateur » ne soit évoqué. 

 Nous pourrions simplifier cette recherche en postulant que l’utilisation du terme de curateur et la prise d’importance de ce statut dans le milieu de l’art contemporain ne serait que dues à l’usage croissant d’anglicismes dans notre langage, ramenant donc aux rôles du commissaire d’exposition ou conservateur, ce que signifie “curator” en anglais, depuis longtemps.

Mais dès les années 1970, un figure, considérée aujourd’hui comme le premier curateur, démontre ce souhait de se libérer des classifications préétablies. Il s’agit d’Harald Szeemann (1933 – 2005), qui se qualifiait de « faiseur d’exposition ». Un sens nouveau pourrait donc être attribué à “curator”, et donc, un nouveau rôle. 

C’est ce que relève dans sa définition Hans-Ulrich Obrist, pape de la pratique contemporaine du curating, qu’il a lui-même grandement façonnée. « La racine latine est claire : curare signifie « s’occuper de » (…). [Sa mission] s’est tellement écartée de la fonction traditionnelle de conservation qu’il faudrait inventer un néologisme pour la définir. En se référant à l’allemand qui parle de Ausstellungsmacher, littéralement  » faiseur d’exposition « , on pourrait parler du curateur-faiseur d’exposition »5.

Lawrence Weiner, lors de l’exposition When attitude becomes form (1969) à la Kunsthalle de Berne curatée par Harald Szeemann

Dans son ouvrage L’invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain6, Jérôme Glicenstein, maître de conférences en arts plastiques à l’Université de Paris VIII – Vincennes-Saint-Denis, démontre que l’émergence et la singularisation de la figure du curateur peuvent être résumées en deux temps :

Tout d’abord, par une distinction avec le conservateur dans la période d’après-guerre avec le développement de « pratiques néo-avant-gardistes » dans un monde de l’art contemporain en pleine construction, « à un moment où se constitue un réseau d’institutions novatrices (centres d’art et résidences d’artistes), de collections et de conservateurs ouverts à la création contemporaine »7

Nous noterons en effet l’importance de l’émergence de centres d’art contemporain, lieu d’art où il n’y a pas de collection, permettant que leur direction ne soit pas nécessairement assurée par des conservateurs du patrimoine. Par exemple, le centre d’art contemporain du Palais de Tokyo, sera co-dirigé à sa création par Nicolas Bourriaud, figure historique de curateur en France.

Deuxièmement, l’auteur revient sur la distinction entre curateur et commissaire d’exposition, en s’appuyant sur l’étymologie : « Curateur connoterait l’idée d’assistance, puisqu’il s’agit à l’origine de prendre soin de quelqu’un ou de quelque chose, alors que le mot « commissaire » renverrait plutôt à une question de rapports de pouvoir, avec l’idée d’une délégation de responsabilité »8, notamment venant de l’État. 

Ainsi le mot de curateur tend de plus à plus à désigner les organisateurs des expositions d’art contemporain, dans une compréhension plus généraliste de l’activité de commissaire d’exposition, au plus proche des artistes, dont ils prendraient soin. 

La sélection esthétique du curating étendue au domaine de la mode

Par extension, en dehors du domaine de l’art contemporain, sélectionner, organiser, classer, montrer : le terme curateur peut servir d’adjectif à un choix esthétique opéré par un individu, même si certains rappellent l’origine du terme, muséal, renvoyant au domaine de l’exposition et défendent ainsi une acception stricte de ce mot.

Ce regard esthétique porté sur le monde et restitué publiquement pour affirmer une identité, n’échappe pas au rôle du directeur artistique. 

Lawrence Weiner x Louis Vuitton pour la collection Automne – Hiver 21 sous la direction artistique de Virgil Abloh

Comme nous l’avons relevé, la mission du directeur artistique est fondamentalement de mettre en image et mettre en récit sa vision pour la marque de mode, ce qui le lie au curateur, ce faiseur d’exposition d’art contemporain. En effet, dans son rôle actuel, le directeur artistique d’une marque de mode va collaborer non seulement avec des talents créatifs liés à son domaine, mais également avec des artistes pour façonner la déclinaison visuelle et l’identité de son entité. 

Si le terme de curateur renvoi étymologiquement à l’idée de « s’occuper de », en latin, cette mission est remplie par ces deux figures lorsqu’ils tissent des liens avec des artistes, instaurent des projets ensemble, font découvrir et présentent leur travail avec le rôle de médiateur auprès du public. Le directeur artistique, devenu au fil des années un marketeur et communiquant, travaille le récit de marque et le storytelling de ses collections, à la façon du curateur qui suit un fil rouge dans ses sélections pour élaborer un propos et une exposition cohérente. 

Cette proximité entre ces deux figures est renforcée par l’hybridation croissante des milieux du luxe et de l’art, amenant les directeurs artistiques à renforcer l’empreinte culturelle des marques, mais également les acteurs culturels à bénéficier des pratiques du marketing et de communication des grands acteurs privés. C’est ainsi que le terme de curateur se retrouve également dans d’autres milieux que celui de l’art, réutilisé dans un langage journalistique et de communication.  Si l’art est mis au service de la quête de légitimité des marques, il est intéressant de relever que la pratique du curating, face à d’autres pratiques telles que la collaboration, tend de prime abord à garder l’aura de l’œuvre d’art sans la transformer en produit de mode, mais en la présentant pour ce qu’elle est, une pièce autotélique. 

Vue de la vitrine de la boutique LOEWE du Faubourg Saint-Honoré où est exposée Full of Bitter Blight (2019) de Richard Hawkins. Crédits LOEWE

La finalité des projets de ces deux figures reste cependant un point de divergence entre ces deux rôles, du moins à première vue. C’est en effet la nature commerciale de la marque de mode qui est un point de rupture entre le directeur artistique et le curateur d’art contemporain. Si tous deux permettent la découverte d’œuvres d’art, le directeur artistique fera entrer l’œuvre dans une vision globale marchande de son entité, en lien avec les produits en vente, alors que le curateur mettra en avant la démarche artistique pour ce qu’elle apporte dans le monde de la création. Cependant, si nous pouvons penser que l’œuvre d’art est instrumentalisée par la marque lorsque présentée par un directeur artistique, une utilisation politique, idéologique ou encore philosophique peut être faite par le curateur lui-même, qui peut détourner le travail d’un artiste pour ses propres intérêts.  

Enfin, directeur artistique est une fonction profondément créative, où certaines figures historiques ont été élevées au rang d’artiste. Qu’en est-il du curateur ? Il serait intéressant de poursuivre cette étude en cherchant s’il serait possible d’envisager le curating comme une pratique créative, et plus précisément artistique.  

CONSTANT DAURÉ

Cet article est issu d’un travail de recherche plus approfondi dans le cadre de mon mémoire de fin d’études à l’Institut Français de la Mode, consultable en ligne ici.

SOURCES

1 JANA R., « “Show in a book” : quel est le dernier projet de Jonathan Anderson pour Loewe? », Vogue, 23 janvier 2021, [en ligne]. Disponible sur : https://www.vogue.fr/vogue-hommes/article/show-in-a-book-projet-jonathan-anderson-loewe (Page consultée le 23/06/2021)

2L’article La vogue du « fashion curating », écrit par Sophie Abriat et paru dans le Madame Figaro du week-end du 11 septembre 2020 a nourrit cette réflexion autour de l’utilisation du terme de « curation » dans le milieu de la mode, et recense un certain nombre d’exemples de recours à ce terme dans des contenus de marque.

3Post Instagram de CELINE en date du 17 avril 2020, Disponible sur : https://www.instagram.com/p/B_FamLQnH4b/?utm_source=ig_embed (Consulté le 29/08/2021).

4 EUROPE 1, Isabelle Morizet avec Guillaume Henry, Disponible sur https://www.europe1.fr/emissions/Il-n-y-a-pas-qu-une-vie-dans-la-vie/isabelle-morizet-avec-guillaume-henry-4039457 (consulté le 20 avril 2021).

5 OBRIST H-U., Les voies du curating, Paris, Manuella éditions, 2015, p.34-P.35.

6 GLICENSTEIN J., L’invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2015

7 Ibid. p.35.

8 Ibid. p.18.

Enfin, la Collection Pinault ouvre ses portes à Paris

Ce 22 mai, la Collection Pinault ouvre ses portes à Paris, dans la Bourse de commerce fraichement rénovée et réaménagée. Enfin, le célèbre homme d’affaires breton François Pinault pourra partager sa collection d’art contemporain avec le public parisien.

« Enfin » semble être en effet le maître-mot de ce 22 mai : enfin l’inauguration que nous attendions depuis plus d’un an, celle-ci ayant été sans cesse repoussée du fait de la pandémie. Mais au-delà de la crise sanitaire, c’est enfin l’ouverture après plus de cinq ans de travail sur le projet de réaménagement de la Bourse de commerce de Paris pour y accueillir la Collection Pinault.

C’est aussi enfin la concrétisation d’un projet initié il y a plus de vingt ans par le collectionneur, qui avait annoncé en 2000 sa volonté de bâtir un lieu d’exposition pour ses œuvres, à l’époque sur l’île Seguin à Boulogne-Billancourt.

Drapeau, décembre 2020 (c) Studio Bouroullec, Courtesy Bourse de Commerce – Pinault Collection, Photo Studio Bouroullec
« J’aurais aimé que tout cela arrive plus tôt. »  
soufflait François Pinault 
à Roxana Azami et Raphaëlle Bacqué pour Le Monde[1]. 

Nul besoin de s’éterniser sur le passé, mais notons que la volonté du collectionneur est ancienne : dès 2000, François Pinault souhaite montrer et partager sa collection d’art contemporain avec le plus grand nombre, en proposant de construire un lieu d’exposition sur l’Ile Seguin, à Boulogne Billancourt, qui abritait jusque-là les usines Renault. Dès les balbutiements de ce projet parisien, un architecte est choisi pour signer l’édifice : le japonais Tadao Ando.

Ce projet ne se concrétisant pas, Pinault décidera finalement d’abandonner Paris pour exposer sa collection en Italie, à Venise. Il s’installe en 2005 dans le Palazzo Grassi, qu’il fait rénover par l’architecte Tadao Ando. Puis il étend sa collection jusqu’à la Pointe de la Douane, où il y remporte la concession du bâtiment des Douanes vénitiennes que l’architecte japonais, à nouveau, transforme en espace d’exposition d’art contemporain.

Un troisième lieu sera confié et réaménagé par l’architecte pour la Collection Pinault : la Bourse de commerce de Paris.

Bourse de Commerce — Pinault Collection © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier, Photo Vladimir Partalo

En effet, c’est la mairie de Paris qui fera finalement un pas vers Pinault. En 2016, la Bourse de commerce, située dans le quartier des Halles, est confiée par un bail emphytéotique à sa Collection. Excellent exemple de complémentarité entre le privé et le public, la collection dispose d’une place de choix dans un monument historique de la capitale, alors que la Mairie de Paris profite d’une effervescence culturelle et surtout de l’entretien de son patrimoine à moindre coût.

La principale particularité de la Bourse de commerce est que le bâtiment est rond. L’édifice est surplombé par une coupole très haute : celle-ci est ornée d’un anneau de peinture décorative datée de la fin du XIXème, puis vitrée sur la partie supérieure. C’est d’ailleurs cette forme singulière, arrondie, qui a été reprise pour l’identité visuelle du lieu. Mais cette importance donnée à la courbe ne vient pas simplement de l’architecture du bâtiment telle que nous le connaissions, mais également de l’aménagement circulaire, sous la coupole, imaginé par Tadao Ando. En effet, l’architecte a pensé à un aménagement concentrique pour les espaces d’exposition : deux galeries circulaires ont été créées. A cette structure en béton, minimaliste, lisse et sans angle, viennent se confronter les peintures IIIème République, retranscrivant une vision coloniale du monde.  

Bourse de Commerce — Pinault Collection © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier, Photo Maxime Tétard, Studio Les Graphiquants, Paris

La surface au centre de la coupole est laissée vide, dévoilant un immense espace, rappelant la hauteur de la nef du Grand Palais, et donc, espérons-le, les Monumenta, si le choix est fait d’exposer de grandes installations. C’est d’ailleurs ce qui se laisse entendre : une œuvre monumentale de l’artiste Urs Ficher, faite de paraffine, se consumerait au centre de l’espace lors de l’exposition inaugurale.

Parlons ainsi de la programmation de ce nouveau haut lieu de l’art contemporain : celle-ci repose sur la collection de François Pinault, exposée temporairement selon un fil conducteur : de façon thématique, par artiste, selon une sélection curatoriale, … Nous pouvons également lire sur le site de l’institution que cette programmation devrait sortir parfois du cadre stricto sensu de l’exposition de la collection, en offrant des cartes blanches, projets spécifiques, ou commandes.

Bourse de Commerce — Pinault Collection © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier, Photo Marc Domage

La programmation de cette exposition inaugurale a été gardée secrète de longs mois, avant d’être dévoilée une semaine avant l’ouverture du lieu. Loin de nous l’envie de vous gâcher le plaisir de découvrir les œuvres qui vous y attendent, mais nous retrouvons dans « Ouverture » des œuvres, parfois inédites et spécialement commandées, de grands noms de l’art contemporain.

Chers lecteurs de moins de 18 à 26 ans, vous pouvez adhérer gratuitement au programme Super Cercle pour bénéficier de l’entrée gratuite à partir de 16h et du tarif réduit de 7€ pour une visite avant 16h, sur réservation pour le moment.

Constant Dauré

David Hammons, Cultural Fusion, 2000, 60 x 40 x 140 cm, © David Hammons
Vue d’exposition « Ouverture », Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris 2021, Courtesy de l’artiste et de Bourse de Commerce – Pinault Collection. Photo Aurélien Mole

En image de couverture : Rotonde – Vue d’exposition, « Ouverture », Urs Fischer, Untitled, 2011 (détail) © Urs Fischer, Courtesy Galerie Eva Presenhuber, Zurich., Photo : Stefan Altenburger, Bourse de Commerce — Pinault Collection © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier

[1] A la Bourse de commerce, les œuvres d’une vie de François Pinault, Le Monde, par Roxana Azimi et Raphaëlle Bacqué, publié le 14 mai 2021

Galeries commerciales et musées publics : les liaisons dangereuses ?

Historiquement proches, les galeries d’art commerciales et les musées publics français se sont toujours acoquinés, que ce soit pour des achats ou des prêts d’oeuvres. Le musée peut ainsi renflouer ses collections ou faire une beauté à ses expositions, tandis que la galerie bénéficie du sceau de légitimité de l’institution muséale, faisant entrer ses artistes un peu plus dans l’histoire de l’art… tout en faisant monter leur cote. Face à ce phénomène grandissant et qui prend de multiples formes innovantes, Zao s’est intéressé aux stratégies de partenariats entre galeries commerciales et musées publics.

Les 24 et 25 octobre 2020, quelques jours avant le confinement qui nous frappe une deuxième fois, « WANTED! » s’est tenu au sein du Grand Palais. Le concept ? Une chasse au trésor bien particulière avec en guise d’objets à trouver, des oeuvres d’artistes contemporains. Les visiteurs étaient invités à se transformer en archéologues modernes pour explorer et déterrer les objets rares enfouis dans la jungle de fer qu’est la Nef du Grand Palais. Les chanceux découvrant les oeuvres pouvaient les garder. 

Daniel Arsham, Xavier Veilhan, Jean-Michel Othoniel, Laurent Grasso, Bharti Kher, Takashi Murakami, Elmgreen & Dragset, Bernard Frize, Emily Mae Smith… 20 artistes français et internationaux ont joué le jeu et ont vu leurs oeuvres cachées dans l’immense espace de 13  500 m2. 

Publication de l’Instagram WANTED! avec l’oeuvre de Jean-Michel Othoniel à trouver
@wanted__gp

Les médiateurs sur place nous soufflent que les sessions atteignent parfois 500 visiteurs. Avec seulement 20% de capacité d’accueil dû au Covid-19, tout le monde croit avoir sa chance. Mais impossible de leur soutirer le lieu de la prochaine cachette.

Toutefois, la véritable particularité de cet événement tient du fait qu’il ait été organisé par la galerie Perrotin, en collaboration avec le Grand Palais, en 14 jours. Chris Dercon, président de la Réunion des Musées Nationaux – Grand Palais, explique que « ces expérimentations font partie de l’histoire de l’art d’avant-garde, amenant certains artistes à aller jusqu’à cacher voire faire disparaître les œuvres. WANTED!, en coopération avec la galerie Perrotin, s’inscrit dans cette continuité, mais en pimentant un peu les choses… », justifiant sa coopération avec un acteur commercial privé. 

La galerie Perrotin, quant à elle, « ne déteste pas la publicité »[1], tandis qu’elle multiplie ces dernières années ce type d’opération. On se souvient en effet de son intervention au musée du Louvre où, en 2016, le photographe-plasticien phare de l’écurie Perrotin JR avait recouvert la pyramide pour la faire disparaitre, opération renouvelée en 2019. Ou encore au Tripostal à Lille qui a consacré une exposition Emmanuel Perrotin lui-même et à ses artistes à l’occasion de ses 25 ans. A chaque fois, la méga-galerie semble, de façon plus ou moins explicite, prendre en charge l’opération. En tout cas, elle met le paquet sur les actions de communication pour transformer ces événements en véritable coup de buzz. WANTED! bénéficiait d’un compte Instagram qui couvrait en temps réel l’événement, à coup de stories et de publications, pour ses 2 000 et quelques abonnés.

Vue de la Pyramide du Louvre, « cachée » par JR, 2016
Courtesy de l’artiste

Les musées deviennent alors les terrains de jeux pour la galerie, qui peut présenter des événements à forte visibilité au sein de prestigieuses institutions pour ainsi imposer les artistes qu’elle représente… et faire monter leur cote sur le marché de l’art.

Si l’association galerie-musée peut paraître surprenante au premier regard, des événements de ce type ne cessent de se multiplier en France, révélant progressivement les liens sous-jacents entre sphère publique et sphère privée de l’art.

Dès 1982, Howard Becker développe le concept de « mondes de l’art » [2] qui, au pluriel, permet de souligner la coexistence d’univers d’artistes, des circuits de galeries, des réseaux de musées, tous reliés par des modes de financement et des publics spécifiques. Aujourd’hui plus que jamais, ce concept correspond à la réalité du secteur culturel. Avec l’accroissement des nouvelles technologies et les effets de la mondialisation, les échanges entre les mondes de l’art n’ont cessé de s’accélérer, de se diversifier et de se complexifier. 

Les relations sont d’autant plus ambiguës que musée public et marché sont deux entités qui peuvent paraître antinomiques. Pourtant, comme l’affirme François Mairesse dans Le musée hybride, « les musées n’ont jamais connu de séparation absolue avec le marché » [3], et encore moins avec le marché de l’art, qui partage avec les institutions muséales les mêmes sujets artistiques. Si bien que face aux transformations de la société de ces dernières années, la dichotomie souvent opérée entre musée et marché de l’art s’est atténuée ; on remarque par exemple le rapprochement entre grandes maisons de vente et musées pour des ventes et des acquisitions, pour l’organisation d’événements ou encore pour échanger leurs services. Cette réconciliation se produit notamment dans les pays anglo-saxons, où les relations qui lient musées et marché de l’art sont beaucoup plus décomplexées qu’en France. Les collections nationales françaises sont inaliénables et donc interdites à la vente sur le marché de l’art [4]. Toutefois, le marché de l’art gagne du terrain sur le domaine des musées français, par toutes sortes de collaborations diverses et variées. 

Les galeries sont des acteurs du marché de l’art qui, tout comme les maisons de vente, souhaitent redéfinir les liens avec les musées, en écho aux nouvelles pratiques qui s’y déroulent. Une vision réductrice, qui subsiste encore aujourd’hui est que la galerie commerciale, issue du monde marchand, et musée, ancré dans le secteur public, n’ont pas à interagir ; l’un a pour but de vendre l’art à un cercle restreint de collectionneurs, l’autre a pour mission de conserver et diffuser la culture au plus grand nombre. Une étude de 2017 sur les interactions entre les musées européens et américains avec le secteur privé de l’art [4] montre que 73% des musées préfèrent travailler directement avec artistes pour organiser une exposition, évitant ainsi toute interaction avec les galeries. La méfiance de l’un envers l’autre est alors encore d’actualité.

Qui n’est pas alors surpris de voir sur les murs du prestigieux musée d’Orsay, le nom de la célèbre galerie Thaddeus Ropac dans le cadre de l’exposition de l’artiste chinois contemporain « Yan Pei-Ming, Un enterrement à Shanghai » (du 1er octobre 2019 au 12 janvier 2020) ? Rien d’autre n’est précisé : s’agit-il d’un prêt d’oeuvre ? d’un mécénat ? d’une coproduction ? Les relations galerie-musée, bien que non dénoncées dans la presse contrairement aux multiples scandales musée-entreprise ou musée-marque (un exemple récent peut être celui du Louvre AirBnb), sont belles et bien présentes, mais elles demeurent floues et inexplorées. Derrière beaucoup d’opérations liées à de l’art contemporain dans une institution culturelle, un partenariat galerie-musée s’est subtilement tissé.

Vue de l’exposition « Yan Pei-Ming. Un enterrement à Shanghai » au Musée d’Orsay
Courtesy de l’artiste

Le musée est historiquement de l’apanage des pouvoirs publics en France. La définition actuelle du Conseil International des Musées (ICOM) souligne dès ses premiers termes les valeurs de service public fortement attachées au musée : « Un musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation. »

La galerie d’art commerciale, elle, a pour but de « de concilier le caractère non commercial de l’œuvre –  fruit du travail d’un artiste libre  – et les réalités marchandes ». Alors que la part de galeries d’art ancien primait jusque dans les années 2000, elles sont 90% à vendre de l’art contemporain en 2016. Cette restructuration du monde des galeries amène de nouvelles dynamiques et des changements complexes au sein de l’écosystème culturel. Le musée n’est pas moins atteint de ce boom de l’art contemporain.

Les formes que peuvent prendre ces relations sont alors multiples ; mécénat et soutien financier, enrichissement des collections, co-organisation d’exposition, événementiel… Une diversité dans la nature des liens peut être observée. Le musée Guimet, lui, se concentre exclusivement sur l’organisation d’expositions intitulées « Cartes Blanches » et tisse des liens avec les galeries dans cette situation. Collaborant notamment avec des grandes galeries comme Perrotin (2019, 2020) ou Maria Lund (2019), le musée d’arts asiatiques s’appuie sur les galeries d’art contemporain pour mettre en place ces cartes blanches dédiées aux artistes vivants, se distinguant du reste de sa programmation basée sur des arts plus traditionnels. C’est une façon de dynamiser ses collections parfois perçues comme anciennes et de rappeler que le musée a la particularité de couvrir une vaste partie de l’art asiatique, aussi bien géographiquement que chronologiquement. Récemment, c’est l’artiste à la mode Daniel Arsham qui a investit l’espace du musée Guimet, en proposant un jardin zen et une nouvelle série de sculpture. Derrière cette exposition « Moonracker », inaugurée le 21 octobre 2020 et coupée court par le reconfinement, toujours et encore la galerie Perrotin.

En collaborant avec les galeries, les musées peuvent donc instaurer un dialogue entre art actuel et art contemporain. Le musée Guimet qui souhaite renouer avec l’art contemporain pour bénéficier d’un nouveau positionnement et d’une image dynamique. La mise en place de tels partenariats émane parfois des services de direction des musées et résulte parfois des affinités entre différents acteurs du monde de l’art. Toutes les parties y trouvent leur compte ; pour la galerie, il s’agit de légitimer ses artistes et ses activités. Cette consécration permet de faire monter la cote de l’artiste représenté sur le marché de l’art grâce au prestige associé à un musée. Le musée y gagne également sur le plan du financement ; la galerie peut accepter de financer l’exposition, les coûts de productions, les coûts annexes, la communication… Dans un contexte financier difficile marqué par la baisse des subventions de l’Etat, une nouvelle compétitivité se met en place et la nécessité de multiplier les actions de mécénat et les partenariats s’accroît. 

De l’autre côté, les galeries sont désormais capables de produire des expositions dignes d’être muséales, impliquant non seulement l’artiste et sa galerie mais également des mécènes, des agences de conseils, des sociétés de production et des institutions. Le positionnement de la galerie quant à ces expositions n’est pas anodin : elle souhaite en tout point se rapprocher d’une exposition que l’on pourrait trouver dans un musée. Elle déploie donc un dispositif scénographique, met en place des documents de communication, entreprend des recherches poussées pour bien documenter leurs sujets, propose des catalogues d’exposition, se munit de conservateurs reconnus, et reprend des codes propres aux expositions d’une institution culturelle classique. Tout cela est gratuit pour le visiteur (contrairement à la plupart des expositions de musées). La galerie offre une « exposition désintéressée »[6], montrant leur désir d’élargir leurs publics.

Ainsi, la galerie et le musée s’influencent mutuellement au niveau de leurs expositions, leurs dispositifs, leurs pratiques, pour aboutir à un rapprochement de leurs spécificités. D’un côté, les musées sont en effet en demande de l’art le plus récent, le plus expérimental possible, pour offrir des nouvelles expériences culturelles à ses publics et pour enrichir les collections publiques. De l’autre, les galeries sont désormais en mesure de fournir des expositions de qualité muséale, mais leur dimension commerciale appelle à ce qu’elles soient toujours cautionnées par des instances de légitimation comme les musées.

Il est donc indéniable que les galeries agissent avec les institutions muséales dans des relations complexes. Les réseaux s’interpénètrent fortement, si bien que l’institution muséale finit par adopter certains aspects des galeries, comme l’application de stratégies marketing similaires, la découverte de nouvelles formes artistiques, un travail sur l’image, le développement de l’événementiel et de la starification. Il en vient même une sorte d’inversement des rôles. Les musées deviennent des machines industrielles, prêtant plus attention à l’optimisation de leurs recettes, faisant de plus en plus appel aux techniques du privé et à leurs services, augmentant la circulation de leurs oeuvres. Les galeries ressemblent de plus en plus à des musées : création de collection permanente, d’expositions temporaires, d’éditions de catalogue, de conférences… Elles parviennent aussi occasionnellement à obtenir des prêts de grands musées. Aujourd’hui, certaines galeries empruntent des oeuvres aux plus grandes collections publiques. Une enquête du Quotidien de l’Art avait montré que la galerie Malingue a emprunté des toiles de Roberto Matta au Centre Pompidou et au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. La galerie Gagosian s’est vu livrer des toiles de Francis Bacon du Centre Pompidou pour réaliser une exposition temporaire autour de l’artiste à New York. Si cette pratique n’est pas encore généralisée, notamment parce qu’elle repose sur un flou juridique du Code du Patrimoine, elle est défendue par le galeriste Georges-Philippe Vallois, qui pointe du doigt « l’inflation généralisée de prêts aux musées » de la part des galeries : 

« Cela fait partie de notre mission de rendre visibles ces œuvres au public. Mais la réciprocité est essentielle, musées et galeries sont complémentaires. Il faut évidemment que les expositions en galerie soient historiquement importantes, et comprennent notamment un catalogue. Ouvertes à tous, elles peuvent aussi permettre une revalorisation artistique d’un créateur cantonné aux réserves. » [7]

Ses collaborations s’inscrivent-elles dans une démarche de démocratisation de l’art et de la culture ? C’est du moins ce qu’affirme Emmanuel Perrotin : “Les œuvres d’art sont plus que jamais précieuses, c’est pourquoi il est important de les offrir au plus grand nombre”, à propos de l’événement WANTED!, gratuit et ouvert à tous. On peut penser que ce genre d’événement permet d’attirer le public d’une galerie, plus jeune et plus branché, dans les lieux du musée. Le musée peut même espérer construire des expositions qui se rapprochent des expositions “blockbusters” ou monter des événements qui vont attirer un nouveau public le temps de quelques jours. 

Inversement, on peut aussi s’imaginer que les visiteurs d’un musée comme le musée Guimet ou encore le Grand Palais, qui propose des expositions “blockbusters” destinées au grand public, peut découvrir le monde caché des galeries. Déconstruire l’image mythique et inaccessible de la galerie, c’est un des buts lorsque celle-ci investit l’espace muséal.

Démocratisation ou dérives commerciales dont fait l’objet le musée ces dernières années ? On a largement critiqué les partenariats tissés entre les musées et les marques commerciales. Et la galerie demeure une entreprise à but lucrative. Utiliser, voire louer l’espace muséale pour organiser une exposition à l’honneur d’un de ses artistes et faire monter sa cote ou pour monter un événement attirant toujours plus de visiteurs et polir son image de galerie est une pratique qui peut être questionnée, tant du côté des musées que du côté de la galerie.

Quoi qu’il en soit aux conséquences du Covid-19, la nécessité de coopération est plus que jamais soulignée par les acteurs du monde de la culture. Dans une société fragilisée par la crise sanitaire, le secteur culturel est en première ligne pour subir les conséquences économiques et sociales. Les galeristes doivent se réinventer et un des moyens à cela semble être la collaboration : « Les galeries sont beaucoup plus disponibles à collaborer » affirme un galeriste, tandis qu’une autre explique que « ce sont des périodes où il faut essayer de partager au mieux et d’inventer de nouvelles formes de communication ». 

Bousculant la hiérarchie du monde de l’art et modifiant progressivement les offres culturelles, les partenariats galerie-musée poussent à repenser les rapports entre le privé et le public du secteur culturel.

CAMILLE CHU

Chers musées…


Depuis le 2 juin, le compte Instagram de Louise Thurin (@louise.paris2020), étudiante métisse à l’Ecole du Louvre est le lieu d’un débat intense autour de la réaction des institutions culturelles françaises au mouvement social Black Lives Matter.

Par Louise Thurin – avec Zélie Caillol, étudiante à l’ICART Paris. 

Paris. 11/06/2020.

Chers musées,

Éduquez-moi sur le racisme. Quelle est votre valeur si vous ne me parlez pas ? Pourquoi ces façades noires vides et ces silences – prolongés ? 

On se doit de relever une certaine timidité institutionnelle à prendre la parole en temps de crise sociale. Musée, tous les jours ta jeunesse, tes acteurs intermédiaires, précaires, en lutte se battent pour démontrer ton utilité sociale au sein de leurs cercles. Nous amenons nos amis, nos parents, nos amours en ton sein. Musée, tu ne dis rien. Sans vous, les combats du passé meurent et ceux du présent titubent. Où sont les piliers de la science et de l’histoire ?

Il est inconvenant de se retenir de partager massivement – pour quelque raison que ce soit – un contenu historique et scientifique sourcé prouvant, démontrant et réaffirmant notre humanité commune. Il ne faut pas laisser s’immiscer les aberrations dans les esprits. Il ne faut pas laisser la place à un contenu nauséabond sur les réseaux sociaux. Il faut réaffirmer chaque jour plus fort que l’humanité est une et indivisible. Musées, distribuez à la jeunesse des torches de savoir – nous brûlons pour la justice, la vérité et la paix.

Les musées ne sont pas neutres. Ils sont en France un bastion de la République – une conquête du peuple. Pourquoi cet embarras à s’exprimer à vos premiers financeurs, l’ensemble des citoyens français – cette France plurielle ? Aux citoyens du monde entier qui passent le temps de quelques jours la porte de notre pays, de nos musées ? Servons-nous des parcs d’attraction ? Ne rien dire ou publier une façade noire – accessoirement accompagnée d’une banalité ; entre votre action sociale potentielle dans le débat public et celle de l’Oréal, il n’y aurait aucune différence ?

Nous sommes un grand pays touristique. Le musée du Louvre est une porte ouverte sur le monde, l’incarnation du musée universel. Des actions publiques de sa part auront nécessairement un rayonnement mondial. Étendard du pays auto-proclamé des droits de l’Homme, pourquoi ne les réaffirmes-tu pas aujourd’hui ? 

Mettons en place des piliers pour l’ensemble des Français – surtout pour ceux que vous ne touchez pas. Pour que la jeunesse qui t’écoute – et celle qui t’entendra à travers nous – aient à portée de main du contenu culturel historiquement dense et scientifiquement fiable. Pour ne pas construire demain sur des chimères. Nous avons collectivement besoin d’outils d’autodéfense intellectuelle – pour contrer le racisme, la désinformation, la haine, le complotisme, les pseudo-sciences. Musées, partager vos contenus massivement nous rendra résilients collectivement ! On cultive le goût de la vérité en l’essaimant.

La confiance en la science, l’histoire et les arts repose sur vos murs. Il vous faut affirmer, marteler la vérité : la théorie de l’évolution invalide toutes “races humaines”. Mettez de côté un artificiel planning de community management et partagez votre matériel pédagogique abondamment. Il est nécessaire de faire place à de nouveaux réflexes, à un paradigme neuf. « Il ne faut rien poster de trop intelligent, de trop complexe, de trop dense, on va faire peur. » Alors qu’inversement, nous savons que c’est le challenge intellectuel, l’ouverture contemporaine, une réinvention personnelle qui ouvrent les portes des musées. Nous militons pour une construction d’un discours sur le temps long, à plusieurs étages, protéiforme – et surtout, sur les réseaux sociaux. Mettre les pieds dans un musée est l’aboutissement d’une démarche. 

Musées, à qui (individus, groupes) s’adressent les activités de collage pour enfants – large part de votre création de contenu ces derniers mois ? A quel public – très singulier – s’adresse ce contenu ? Forts de votre notoriété, vous êtes suivis massivement, vous êtes “influents”. Des outils sont mis à votre disposition par les plateformes pour rediriger vos abonnés notamment sur vos sites internet respectifs – pour accéder à plus de ressources. Pourquoi l’utiliser pour des ateliers créatifs ? Pourquoi pas pour rediriger vers un contenu artistique, scientifique, pédagogique informatif, fiable et d’actualité ? Les réseaux sociaux ne sont pas un accessoire pour « parler aux jeunes ». Ce sont le cœur des sociétés – des agora mondiales et mondialisées.

Sans le Covid, nous serions en pleine Saison Africa 2020. Que font les institutions participant à cet événement ? Reportée à décembre, les contenus pédagogiques dorment-ils dans les cartons ? Partager un contenu dont les informations qui le composent sont d’utilité publique n’équivaut pas à un *spoiler* d’une exposition à venir. Au contraire, plus le contenu est informatif et dense – plus il ouvre une fenêtre sur l’intérieur des musées. Approfondissons ensemble – nuançons ensemble – réfléchissons ensemble aux mots, aux images, aux concepts qui déracinent la haine. Amenons les archives et l’histoire sur la place publique – c’est-à-dire encore une fois les réseaux sociaux. Chers musées, nous sommes à un clic – les yeux grands ouverts. Aujourd’hui, c’est d’abord ce que vous projetez hors de vos murs qui compte.

Nous n’attendons pas de témoignage de solidarité, mais des contenus – dont le plus grand nombre possible soit disponible à l’intérieur d’une même plateforme pour augmenter sa volatilité, son impact social. Le contenu est notamment sur Instagram une archive vivante, circulante, revenante – en somme non périssable et consultable par tous, à tout moment. Placez-vous comme des interlocuteurs de choix, des professeurs que l’on va voir et revoir à la fin d’un cours. Musée, tes absentéistes viendront enfin pousser tes portes, d’abord en ligne, et demain – nous le croyons – fouleront tes salles.

Comment intéresser les jeunes – gagner leur écoute, leur attention ? En leur apprenant à vivre en juin 2020 – armés des connaissances scientifiques, artistiques et historiques récoltées par l’humanité le long de son existence. En insufflant que l’avenir n’est interdit à personne et que le passé appartient à chacun. Si vous voulez attirer tous les publics, soyez les porte-paroles de tous les publics. Comme nous, ils s’écriront : « Incroyable ! Incroyable, c’est moi ! C’est ma vie ! C’est mon parcours humain ! Marchands, princes, guerrières, esclaves, rameurs, brigands, héroïnes… C’est moi, c’est moi tout à la fois – en même temps ! » Faites grandir leur soif – qu’il ne suffira plus d’observer, de loin, mais de partir à la rencontre de vos richesses – soient-elles un fragment de tesselle.

Chers musées, dans un premier temps et un premier réflexe sur les réseaux sociaux – notamment si vous êtes une micro-structure, manquez de temps, de moyens, ne disposez pas d’un community manager dédié – vous pouvez également proposer à votre audience de contribuer à eux-même au dialogue à l’intérieur de vos collections. Postez « Chers abonnées, ensemble contre le racisme. Avez-vous des contenus antiracistes en rapport avec nos collections / nos expositions à partager ? Taguez-nous, nous serons ravis de les relayer sur notre compte et d’enrichir ce dialogue. » Souvent des contenus “prêt à poster” existent déjà – récoltés et mis en ligne par des dizaines de “comptes historiques à but informatif” sérieux et sourcés. Amplifiez leur passion et leurs contenus. 

L’intégralité des contenus scientifiques et pédagogiques de vos expositions doit être visible de tous, tout le temps et de façon impérissable – assurant ainsi la pérennité de leur message après finissage : images d’archive, analyses d’oeuvres, interviews, documents, montages, comptes-rendu d’actions internes à l’institution, conférences condensées…

Il n’existe pas d’impartialité muséales – notamment quand on parle de racisme. Pour déconstruire collectivement nos imaginaires au profit des faits, observations et réalités historiques, il nous faut ensemble – et vous les premiers :

  • Diffuser et repenser la représentation des afropéens au cours des siècles et les manifestations historiques de leur présence avant le XVIème siècle.
  • Réévaluer l’histoire des territoires africains dans leur globalité – en mettant en avant leur pluralité et leur évolution dans le temps.
  • Valoriser les thèses de sciences sociales contemporaines produites par nos chercheurs universitaires et développer le réflexe de renouveler et d’actualiser constamment les argumentaires – notamment ceux présents sur les contenus pédagogiques. Nous ne voulons pas d’un musée fragmentaire, excluant des réalités de son champ d’expertise.
  • Remettre en question la pensée de l’esthétique des arts africains – en mettant en avant leur pluralité et leur évolution dans le temps. Musées d’architecture, mettez en avant la diversité architectonique et architecturale africaine – historique et moderne.
  • Réfuter les thématiques récurrentes de primitivisme, de sauvagerie, d’exotisme.
  • Au besoin, retitrer les oeuvres, refondre les cartels.
  • Placer le colonialisme comme étant au centre de la formation du monde dans lequel nous vivons. On ne peut pas prétendre connaître l’histoire de France si l’on fait abstraction de toute l’histoire coloniale. Il est impératif de comprendre ce qu’il s’est passé durant les quatre derniers siècles pour comprendre qui nous sommes aujourd’hui et nos interactions – individuelles, collectives. Inclure systématiquement les Outre-mers dans les discours. Leur oubli récurrent est insupportable et dangereux.
  • Encourager, dans le cadre de la coopération culturelle, les initiatives de documentaires et docu-fictions de l’histoire des peuples, royaumes, empires africains et figures historiques africaines, afropéennes, afro- françaises. 
  • Systématiser la conception des aires culturelles comme étant poreuses et les voyageurs nombreux – notamment dans l’Antiquité et au Moyen-Age – contrant ainsi les discours de roman national d’une France gauloise ou ethnique. Repensons nos échanges, nos innutritions. Penser que les hommes et les idées circulent n’est pas une théorie du complot. Musées d’archéologie, déconstruisez sur la place publique la récupération de vos contenus par les historiens du passé et les affabulateurs du présent essayant de valider à travers vous leurs pratiques discriminatoires, un roman national raciste. Musées d’archéologie romaine, parlez-nous des expéditions romaines en Afrique subsaharienne ; expliquez en quoi l’esclavage antique ou une possible annexion à l’Empire romain n’a rien à voir avec l’esclavage moderne et son contenu religieux et pseudo-scientifique. Le racisme anti-noir est une construction datable.
  • Enfin, les théories de “races humaines” parmi les Homo Sapiens sont une aberration. Musées de l’Homme : abondez-nous de votre contenu, avec une emphase évidente sur la théorie de l’évolution – qu’il est nécessaire de marteler et de réaffirmer.

Nous avons recensé jusqu’à aujourd’hui sept réactions d’institutions muséales en France au mouvement Black Lives Matter (et vraisemblablement aux manifestations sociales JUSTICE POUR ADAMA –  jamais citées explicitement). Quatre d’entre-elles sont des déclarations courtes “de solidarité”. Aucune ne s’apparente à un partage massif de contenu directement sur les réseaux sociaux. 

 “Les musées ne sont pas neutres. Ils ne sont pas séparés de leur contexte social, des structures du pouvoir et des luttes de leurs communautés. Et quand il semble qu’ils sont séparés, ce silence n’est pas de la neutralité, c’est un choix – le mauvais choix.

En tant qu’institutions hautement respectées dans nos sociétés, les musées ont la responsabilité et le devoir de lutter contre l’injustice raciale et le racisme anti-noir à tous les niveaux, depuis les histoires qu’ils racontent jusqu’à la diversité de leur personnel.

Derrière chaque musée, il y a des gens. Chacun d’entre nous doit choisir de se tenir responsable de ses propres préjudices et de vérifier ses propres privilèges. Nous devons choisir de nous opposer au racisme dans nos propres cercles et être prêts à apprendre à nous améliorer.” Extrait du communiqué de LONNIE G. BUNCH, secrétaire du SMITHSONIAN et co-président d’ICOM Etats-Unis (International Council of Museums).

Black lives matter est un appel à l’action, pas à la solidarité. 

Cet article avait été commissionné par un magazine en ligne qui n’en a finalement pas voulu. A ce refus, il a été massivement envoyé à d’autres revues, journaux, magazines et rédactions. Il avait été choisi dans un premier temps de le publier sur les comptes Instagram de Louise Thurin (@louise.paris2020) et de Zélie Caillol (@zxelie)  le 11 juin.

Aujourd’hui, ses auteures ont choisi ZAO Magazine pour développer leur argumentaire.

Visuels :
1. Portrait de Madeleine, Marie-Guillemine Benoist (1800) – musée du Louvre.
2. Portrait de Maria d’Orange (1642-1688), avec Hendrik van Zuijlestein (d. 1673) et un page (détail), 1665, Johannes Mytens Mauritshuis, La Hague.
3. The Moorish King Caspar, Hendrik Heerschop (1654) – Gemäldegalerie Staatliche Museen zu Berlin.
4. Tête d’Ife, XIIème siècle, Musée d’Ife.
5. L’Adoration des mages (détail), Hieronymus Bosch, 1495, Petworth House.

L’OAR 284 du Musée d’Histoire de Lyon

Le 11 février dernier, le Musée d’Histoire de Lyon est en pleine émulation. C’est une journée un peu spéciale pour lui car un nouvel objet fait son apparition au sein de son parcours permanent. Dorénavant, dans la salle dédiée à la Seconde Guerre mondiale, les visiteurs pourront découvrir un petit orgue de salon.

Ce n’est pas tant la nature du bien que son statut juridique qui le rend si particulier. En effet, sur son cartel, il est possible de lire en lettres rouges la désignation « OAR 284 (Objet Art Récupération) ». Mais que signifie ce sigle ? Pour le comprendre, il est nécessaire de se replonger dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1944, nombreux objets, œuvres d’art, livres, meubles et instruments de musique, provenant de la France et pour partie spoliés par l’Occupant, furent récupérés par les forces Alliées et ré-expédiés en France en vue de leur restitution à leur propriétaire légitime. En l’absence de leur revendication et de provenance inconnue, plus de 2000 objets d’art furent retenus par le gouvernement français pour leur importance au regard du patrimoine national, afin qu’ils soient mis en dépôt dans les Musées nationaux ou dans les musées de province et exposés aux yeux du public.

Un décret du 30 septembre 1949 détermina leur statut juridique : l’Etat n’étant que leur détenteur précaire, ces biens n’entrent pas dans les collections publiques et sont inscrits dans le Répertoire des Biens spoliés dans l’attente de leur restitution éventuelle, sans qu’aucune date de prescription n’empêche d’en faire la demande ultérieure. Un sigle leur a été assigné pour les distinguer, notamment MNR (musées nationaux récupération) pour 980 tableaux du XVe siècle au début du XXe siècle, et OAR (objets d’art récupération) pour 645 objets d’art décoratif du XVe siècle au XIXe siècle. De plus, pour permettre leur identification, leur statut juridique contraint les institutions à les rendre accessibles au public et leur empêche de quitter le territoire.

Pourtant, depuis 1951, année où le petit orgue fut confié aux musées Gadagne, il n’avait jamais été exposé, seulement lors de l’exposition temporaire « La dame du Jeu de Paume, Rose Valland sur le front de l’art » au CHRD, entre 2009 et 2010.

Il apparaît que, plus généralement, entre les années 1950 et la fin des années 1990, aucune action n’était réellement menée par l’administration pour rechercher la provenance de ces biens. Ce n’est qu’en 1997 que le Premier Ministre décida de mettre en place une mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France pendant l’Occupation. Il en résulte la création de la Commission d’Indemnisation des Victimes de Spoliation, tandis, qu’en parallèle, la direction des Musées de France, reprit les recherches afin de mieux connaître l’historique des œuvres et en vue de conduire à de nouvelles identifications de propriétaires. Plus récemment, la volonté d’amplifier les initiatives menées jusqu’alors s’est concrétisée par un décret d’avril 2019 instaurant une « politique publique visant à identifier et restituer les biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 ». Un arrêté complète le texte en érigeant la « Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 ». Composée d’experts en matière de recherche de provenance, un budget lui est alloué afin de solliciter des recherches complémentaires.

C’est dans ce contexte que l’I.D.A.C (Institut de Droit de l’Art et de la Culture) a pris l’initiative de créer le premier séminaire de chercheur de provenance de France en partenariat avec le musée des Beaux-Arts de Lyon et les musées Gadagne. Dispensé aux étudiants du Master 2 Droit et Fiscalité du Marché de l’Art de l’Université Lyon III, ces derniers se sont vu attribuer les différentes oeuvres MNR et OAR des deux musées afin de retrouver leur origine. Trois étudiantes ont été chargées de rassembler autant d’informations que possible sur l’OAR284, bien si particulier, hybride entre un objet d’art et un instrument de musique. Les éléments à leur disposition comme point de départ de leur enquête étaient assez lacunaires. Sur la base de données Rose Valland, recensant toutes les oeuvres MNR, la fiche du bien l’identifiait comme une boîte à musique de l’école française du XIXe siècle. Les seuls indices pertinents étaient : le nom d’un fabricant, Mougenot, installé rue Saint Apolline à Paris, dont l’étiquette était apposée à l’intérieur du mécanisme, ainsi que celui d’un antiquaire parisien, Georges Charliat, par qui le musée d’Aix-la-Chapelle avait pu acquérir l’objet durant la Seconde Guerre mondiale. Pour accomplir leurs recherches, elles ont alors sollicité l’aide de trois types d’acteurs : les experts et luthiers afin de mieux comprendre la nature de l’objet, les institutions muséales pour retracer le parcours de l’objet, les archives pour retrouver les registres des fabricants et commerçants de l’époque.

Catalogue Jérôme Thibouville-Lamy de 1867

Grâce aux luthiers, elles ont pu déterminer qu’il ne s’agissait pas d’une boîte à musique car le cylindre à l’intérieur de la boite était en bois et non en cuivre. Il s’agissait en réalité d’un petit orgue de salon à anches. Les musées ont, quant à eux, fourni la généalogie des Mougenot, grande famille de luthiers originaires de la petite ville de Mirecourt dans les Vosges, dont l’étiquette était apposée à l’intérieur de la boîte. Cependant, elles ont eu connaissance par les experts qu’il était fréquent au XIXème siècle que le vendeur mette le label de son magasin sur les instruments de musique. Mougenot ne serait donc pas le fabricant mais il s’agirait d’une autre famille de facteurs d’orgues de Mirecourt, l’entreprise Jérôme-Thibouville-Lamy. Enfin, elles ont interrogé les archives de Paris et des Vosges. Toutefois, celles-ci n’avaient aucune trace des registres de la famille Mougenot ou encore du dernier vendeur parisien aux Allemands, Georges Charliat.

Finalement, sans parvenir à reconstituer l’entier parcours du bien, et notamment ses propriétaires d’avant la guerre, elles sont parvenues, au terme de leurs investigations, à restituer au bien sa véritable nature et remettre en cause l’attribution au fabricant Mougenot. En outre, informées quant à la volonté du MHL de rendre visible au public l’OAR, elles ont contribué à la rédaction de son cartel actualisé et proposé d’y joindre un panneau d’information sur les MNR/OAR afin de sensibiliser le grand public à ses dénominations largement inconnues.

A la suite de l’exposé de leurs travaux de recherches au musée des Beaux-Arts de Lyon le 20 février devant un jury constitué de représentants des institutions muséales, d’universitaires et de la présidente de la maison de vente aux enchères Sotheby’s France, elles ont été récompensées par le premier prix.

Pour le petit orgue de salon, l’enquête se poursuit. Tandis que la chargée des collections du MHL cherche à entrer en contact avec les descendants de Georges Charliat, la piste de l’entreprise Jérôme-Thibouville-Lamy semble se confirmer grâce à la découverte récente d’un catalogue datant de 1878 et proposant à la vente un type d’orgue fortement similaire…

ALICE CHAUVEAU, CONSTANCE GAUDIN, JULIA TATAR

Des difficultés de penser le musée contemporain

« La culture n’est ni simplement juxtaposée, ni simplement superposée à la vie. En un sens, elle se substitue à la vie, en un autre, elle l’utilise et la transforme pour réaliser une synthèse d’un ordre nouveau. »

Claude Lévi-Strauss, 1967, cité en introduction de : EIDELMAN Jacqueline (dir.), Rapport officiel, Inventer des musées pour demain, Mission Musées du XXIe siècle, Ministère de la culture,  2017

REPLACER LE MUSEE AU COEUR DE LA SOCIETE

« Je crois en la capacité des musées à transformer les sociétés et à être un outil incontournable du vivre-ensemble ». Suay Aksoy, présidente de l’ICOM,  résume dans cette phrase les ambitions des institutions culturelles, et plus particulièrement muséales, de ces dernières années. Aussi bien en France qu’à l’international, les institutions cherchent à sortir le musée d’une vision poussiéreuse, portant souvent (à tort) les stigmates de l’universalisme du XIXe siècle, soit la prétention de collecter le monde entier par des échantillons reflétant ce qui apparaissait comme universel quand il s’agissait d’un point de vue nécessairement biaisé. En effet, les recherches pour une nouvelle définition du musée menées par l’ICOM [International Council Of Museums] font écho au rapport de Jacqueline Eidelman au Ministère de la culture pour « Inventer des musées pour demain » [1]. Les institutions n’avaient pas attendu ces réflexions pour oeuvrer à une nouvelle vision du musée tout au long de leurs actions. Le rapport s’organise d’ailleurs en quatre axes de renouvellement du musée  « éthique et citoyen », « protéiforme », « inclusif et collaboratif » et assimilé à « un écosystème professionnel », chaque chapitre étant nourris « d’expériences de références » et de « chantiers à ouvrir ».

Ministère de la culture, affiche de la « Consultation citoyenne pour les musées du XXIe siècle », 2017

Selon Inkyung Chang, membre du conseil d’administration de l’ICOM, « Si on ne change pas, que [la définition] reste telle qu’elle, perd des opportunités de se ré-inventer ». C’est pourquoi, après une décennie d’ébauches d’apports au secteur culturel de ce siècle, allant si vite, il est important de réfléchir à ce que l’on souhaite à nos institutions et à notre société. 

En France, le musée est encadré légalement depuis 2002 et considéré comme « toute collection permanente composée de biens dont la conservation et la présentation revêtent un intérêt public et organisée en vue de la connaissance, de l’éducation et du plaisir du public ». Cette définition avait pris en compte les travaux de l’ICOM, tout en l’adaptant à son propre cadre légal et notamment au régime des Musées de France. De son côté, l’ICOM avait inclus dans ses statuts qu’il constitue « une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation ». Ces développements sémantiques posent un ensemble de critères particulièrement précis liés au mode d’administration ou encore aux buts de l’institution. Par ailleurs, ils ancrent le musée dans le temps par l’idée systématique d’une collection permanente. 

Beaucoup remettent en cause la déconnexion de ces termes de la réalité du terrain, veulent valoriser la prise d’initiative dans le secteur culturel et moderniser le rapport de l’institution au public et à la société. C’est ce qui donne lieu aujourd’hui à des débats et des recherches pour l’avenir, et par conséquent, des nouvelles perspectives pour le musée du XXIe siècle.

REPENSER LA DIALECTIQUE DESCENDANTE VERS LE VISITEUR

Les cabinets de curiosité que l’on établit en ancêtres de nos collections permanentes ont longtemps été les lieux d’un partage de savoirs et d’expériences entre aristocrates et membres d’une intelligentsia fermée. Les musées, majoritairement ouverts au public au XIXe siècle, ont fait l’objet au long du XXe siècle d’un discours sur la démocratisation culturelle.  Aujourd’hui, c’est la question d’une dialectique (con)descendante, de l’institution vers le visiteur, de la connaissance qui est remise en cause.

Musée de l’histoire de l’immigration, La galerie des dons
© Photo : Anne Volery, Palais de la Porte Dorée, 2019

Les institutions prennent en compte la parole de communautés concernées par les expositions, comme ce fut le cas pour « Les pierres sacrées des Maoris » du Quai Branly, voire incluent les objets mémoriels, comme la « galerie des dons » du musée de l’histoire de l’immigration. Le musée n’est plus toujours une parenthèse hors du monde, du temps, il ne prétend plus toujours être universel ou omniscient, mais il se veut inclusif, accueillant, vivant même. Cela ne signifie évidemment pas que l’aspect scientifique des recherches doive disparaître ou en pâtir, mais bien qu’il faut valoriser un dialogue nouveau, plus ouvert avec le public. En effet, si le musée est chargé d’une mission d’intérêt général, il revient naturellement à la société d’influer sur ce qu’elle souhaite inclure dans ce bien commun.

DECONSTRUIRE LES INEGALITES SOCIALES AU SEIN DU MUSEE, UN NOUVEL UNIVERSALISME

Le musée est le lieu de représentations, visuelles évidemment, mais surtout sociales, de mythes qu’il nous incombe de déconstruire afin de promouvoir un humanisme plus étendu. Les professionnels des musées n’hésitent plus à mettre en valeur les recherches, développées depuis les années 1980, visant à décoloniser, féminiser, inclure la communauté LGBTQ. On voit fleurir des nouvelles lignes d’expositions revendicatrices, engagées, des politiques de discrimination positive en faveur d’artistes de genre féminin de Camille Morineau à la Monnaie de Paris, à l’exposition « Le Modèle Noir » Orsay. Le musée s’empare de sa mission d’intérêt général, pour rendre la société meilleure, promouvoir des valeurs démocratiques. Cela permet de reconnaître dans notre passé et notre présent la persistance d’inégalités sociales, raciales, de genres et orientations sexuelles, mais également de veiller à accueillir au sein du musée chaque personne. On peut voir dans cette visée volontairement utopiste un nouvel universalisme, non plus dans la volonté de collecter le monde, mais de le refléter en célébrant sa diversité, sa beauté et en déconstruisant des préjugés sociaux. Ainsi, comme le dit Jette Sandhal, « La définition du musée doit donc être historicisée, contextualisée, dénaturalisée et décolonialisée ».

Affiche de l’exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse au musée d’Orsay du 26 mars au 21 juillet 2019.
Jean-Léon Gérôme, Étude d’après un modèle féminin pour A vendre, esclaves au Caire, 1872, huile sur toile, 48 x 38 cm, collection particulière.

Force est de constater qu’après 60 ans d’existence du Ministère de la culture français, les inégalités dans l’accès au service public culturel perdurent. Le rapport de la mission “musées du XXIeme siècle” félicite les expériences institutionnelles pour être plus inclusif, plus collaboratif, plus adapté à la vie de chacun. Il propose un panel de solutions pour répondre aux inégalités sociales : adapter les horaires d’ouverture aux horaires de temps libre des travailleurs, mettre en oeuvre des activités familiales au sein du musée… Mais il va plus loin, faisant un état des lieux des profils des personnels du milieu culturel, démontrant un manque cruel de diversité et d’implication de personnes du territoire géographique de l’institution hors de Paris. Les projets de formation de personnes n’ayant pas nécessairement, elles-même eut beaucoup accès à la culture, sont mis en valeur comme celui de la Piscine de Roubaix ou du Mac Val.

INTEGRER AU MUSEE LES INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES : NUMERISER, CREER DU CONTENU DE MEDIATION

L’un des principaux défis, ou opportunités selon que l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein, est d’adapter les agents de transmission de la culture aux nouvelles technologies et nouveaux modes de communication. 

Les musées doivent rester attractifs, vivants : ils déploient de nouvelles stratégies marketing, déposent des marques [3], emploient des community managers, s’approprient la réalité virtuelle… Le rapport dirigé par Jacqueline Eidelman revient d’ailleurs sur les nouveaux usages des réseaux sociaux par les musées en analysant par exemple la « Museumweek » sur Tweeter ou sur le hashtag #Muzeonum, une «  plateforme de ressources sur le numérique au musée et dans la culture ». Les musées veillent à rendre leur collections plus accessibles, par le biais des nouvelles technologies, dépassant ainsi les frontière matérielles, par la numérisation des collections, mais également à animer le musée et le rendre attirant pour des jeunes générations, par de nouveaux modes de médiation.

Cela signifie néanmoins que les institutions s’exposent à de nouveaux risques liés à la rapidité demandée par ces partages de contenus muséaux comme les hypothétiques oublis au respect devant être portés aux droits d’auteur, le manque de suivi scientifique possible des informations publiées…

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CAPTURER L’ESSENCE DU MUSEE SANS L’ENFERMER

De fait, repenser le musée pour l’adapter au XXIè ne doit pas mettre en péril son essence. Il y a même un paradoxe à créer un musée type de notre époque alors que par nature, l’institution est pérenne et la conservation des objets vise à transcender les siècles. L’attention portée à une nouvelle réflexion sur le musée doit s’attarder sur les risques de dénaturation de ce lieu et concept. Comme nous l’avons dit précédemment, toutes les définitions actuelles le centrent autour d’une collection permanente. Cet élément est un critère différenciant aujourd’hui les musées des centres d’arts et nouveaux lieux culturels numériques et il faut aujourd’hui décider si l’on veut inclure des établissements comme le Centquatre, les FRAC ou l’Atelier des Lumières dans le paradigme du musée ou si l’on veut marquer les différences des offres culturelles contemporaines et futures. 

Le défi d’un nouveau travail de définition est donc de parvenir à identifier précisément ce qui nous paraît être au coeur de la nature du musée, et que nous voudrions préserver pour l’avenir, tout en l’ouvrant aux nouvelles pratiques et initiatives gardant le musée vivant. Il y a deux peurs qui s’affrontent dans ce débat, celle de détruire le musée et celle de le muséifier justement. 

Ces questionnement peuvent paraître circulaires et stériles mais il ne faut pas perdre de vue qu’une nouvelle définition de l’ICOM peut avoir dans certains pays une grande valeur si aucune loi n’existe sur les musées ou influencer une réforme légale dans ceux qui en ont déjà une. Cela explique les désaccords de l’organisation internationale au cours de son congrès nippon.

DEBATS A L’ICOM

ICOM, affiche du congrès triennal à Kyoto en 2019.

L’ICOM a fondé le MDPP (Museum Definition Prospect and Potentials) en 2017 afin de revoir intégralement la définition du musée inscrite dans les statuts dont la dernière version date de 2007 mais qui n’avait pas substantiellement changée depuis cinquante ans. Jette Sandhal a été l’une des porteuses de cette révision en profondeur. Selon la conservatrice danoise, la définition actuelle ne « parle pas le langage du XXIème siècle. C’est pourquoi depuis deux ans, des propositions ont été effectuées par les comités nationaux de par le monde pour renouveler l’ancrage statutaire du musée. 

Seulement le projet de définition devant être voté a créé une vague de tensions : il semblerait que cette proposition ne soit pas issue des définitions envoyées à l’ICOM par chacun des comités nationaux, elle s’en éloignerait même beaucoup. C’est pourquoi 27 comités nationaux, 7 comités internationaux et 2 alliances régionales, parmi lesquels la France, se sont publiquement opposés à l’adoption du nouveau texte. Le report du vote d’adoption de cette nouvelle définition a été voté à 70,4% lors de l’assemblée générale extraordinaire de l’été dernier. 

Il faut convenir que le paragraphe porté est ambitieux et assez idéologiquement marqué : « les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dépositaires d’artefacts et de spécimens pour la société. Ils sauvegardent les mémoires diverses pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité à l’accès au patrimoine pour tous les peuples. Les musées n’ont pas de but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en collaboration active avec et pour diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire. »

Loin d’une définition classique, juridique même, il oriente les objectifs du musée vers un impact social, environnemental progressiste mais perd la composante explicite de la collection permanente et ressemble à une nébuleuse de concepts politiques, philosophiques relativement abstraits. Comme le dit très bien Laure Pressac [4], il s’agit plus d’un « manifeste » que d’une définition. A titre personnel, je suis prise entre la joie de constater l’ancrage humaniste de ce musée pensé par les professionnels de l’ICOM, et un malaise lié à ma formation de juriste, ce paragraphe risquant de ne pas aisément être invocable devant une instance politique voire judiciaire. 

En somme, si le mode d’action diffère entre l’ICOM et le Ministère de la culture, il est néanmoins bon de constater que les institutions s’accordent sur leurs recommandation pour les musées contemporains. Il ne nous reste finalement plus qu’à répondre à l’appel des musées en prenant part à leur questionnement sociétaux. Si vous me cherchez, je serai au Musée d’Orsay. 

ARIANE DIB


1 •  EIDELMAN Jacqueline (dir.), Rapport officiel, Inventer des musées pour demain, Mission Musées du XXIe siècle, Ministère de la culture,  2017
2 • Article L410-1 Code du Patrimoine, introduit par la loi du 22 janvier 2002, codifiée en 2004
3 • Cour des Comptes, La valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles, le cas des musées nationaux, 2019
4 • PRESSAC Laure, “(Re) Définir le Musée”, sur  Linkdin, 26 août 2019, disponible sur : [https://www.linkedin.com/pulse/re-d%C3%A9finir-les-mus%C3%A9es-laure-pressac/?fbclid=IwAR3PKLIr1rYMRF6L16sJfhRztMZb-eIQ04P80dk2iaWGaQbK4U5W9Ix44RM]