Les années 2020 voient fleurir en France un grand nombre d’expositions liées de très près ou d’un peu plus loin aux natures mortes, ou comme les appellent Victor Stoichita et Laurence Bertrand-Dorléac, des peintures de choses : tandis que se prépare au Louvre une exposition commémorant celle réalisée par Charles Sterling en 1952 au Musée de l’Orangerie, le MAMAC de Nice consacre depuis le 16 octobre une rétrospective à Daniel Spoerri, sous le nom de Le théâtre des objets. Le 24 octobre 2021 s’achevait au Palais de Tokyo la carte blanche de l’artiste allemande Anne Imhof, intitulée Natures mortes, puis le 15 décembre l’exposition Instants suspendus : regards sur la nature morte, organisée collectivement par les trois musées de Saint-Quentin et La Fère (Aisne).
Le Musée des Beaux-Arts de Lyon quant à lui, dans une exposition qui se tient du 27 novembre 2021 au 7 mai 2022, a choisi d’explorer plus en profondeur le thème de la vanité, en suivant le Leitmotiv du crâne à travers une sélection d’oeuvre plus large que les natures mortes, et sur une période allant bien au delà du XVIIème siècle. Le corpus choisi se plonge dans les collections non seulement du musée des Beaux-Arts, mais également dans celles du Musée d’art contemporain (MAC Lyon) et celles de plusieurs personnes privées ayant accepté de contribuer. Sous le commissariat de Ludmila Virassamynaïken, l’exposition se divise en dix sections traitant les différentes récurrences du motif du crâne.
Le terme de “vanité” fait surgir aujourd’hui dans les esprits des natures mortes occupées par des crânes, des sabliers et autres objets empreints d’une symbolique temporelle, rappelant au spectateur la fugacité de sa propre existence. Dans le contexte de la pandémie, l’exposition serait-elle teintée de questionnements philosophiques sur notre mode de vie actuel ? Elle fut en tout cas conçue dans le temps des divers confinements, et certaines œuvres, notamment les gravures de danses macabres, nous laissent faire des rapprochements.
L’exposition est organisée dans le cadre du pôle des arts, qui réunit depuis 2018 le MAC et le MBA de Lyon à travers des événements culturels (à ce sujet, voir l’article écrit par Rodanthi Aslani pour le site des étudiants du master DPACI en 2019). A la mort, à la vie ! est la troisième collaboration présentée au public dans ce contexte, après Comme un parfum d’aventure (7 octobre 2020 – 18 juillet 2021) et Penser en formes et en couleurs (8 juin 2019 – 5 janvier 2020). Le but affiché est de créer des expositions à l’échelle de la ville, et par le dialogue des collections anciennes et contemporaines dynamiser les nouvelles créations. Mais ce travail devrait aussi permettre de rendre les musées lyonnais plus attractifs pour les mécènes, en leur donnant une visibilité à l’international.
Le défi que pose le mélange entre art ancien et création contemporaine est relevé avec succès, et au-delà de cela permet d’éviter l’écueil de l’exposition purement chronologique. Les œuvres se répondent de manière harmonieuse au sein de la scénographie, faisant clairement ressortir les enjeux de l’exposition.
La première moitié explore les différents moments de la vie et leurs liens à la mort, tandis que dans la seconde partie, à l’étage supérieure, l’exposition se focalise sur certains motifs eux-aussi récurrents dans la symbolisation du passage du temps.
Le visiteur découvre d’abord Armand Avril, à travers une de ses œuvres mais également par des objets anciennement présents dans sa collection : des sculptures du peuple Tiv du Nigeria (Illustration 1).

Suivent les danses macabres, elles aussi créées dans le contexte d’épidémies, qui ouvrent notre regard sur la transition qui s’opère entre la représentation de la mort par un squelette entier vers une simplification au crâne.
Les salles suivantes portent sur les âges de la vie : le passage de ceux-ci, et la symbolique de la jeunesse (Section 2 : Les âges de la vie). L’œuvre de Philippe Bazin, lui-même ancien étudiant en médecine, occupent l’une des alcôves de la salle. Elle est constituée de plans rapprochés de visages de patients de tout âge, portant la réflexion du photographe sur la déshumanisation du travail hospitalier, et redonnant une dignité à des personnes souvent en fin de vie (Illustrations 2 et 3).


Une autre oeuvre contemporaine sert à exprimer les enjeux des vanités autour de la jeunesse (Section 3 : Fragile jeunesse), une série de dessins de l’artiste Edi Dubien – auquel une exposition monographique avait été dédiée au MAC lyon en 2020 -, donnant à voir non seulement la fragilité de l’enfance, mais également la souffrance de ceux nés dans un corps d’un genre qui ne leur correspond pas (Illustration 4). Les adjonctions à l’aquarelle mono- ou bichrome soulignent la fragilité des corps dessinés, rendant cette œuvre particulièrement touchante, surtout au vu de son entourage par des mastodontes de la gravure comme Lucas de Leyde et Rembrandt Van Rijn.

La présence des crânes devient prédominante lorsque les vanités font leur entrée en scène (Section 4 : Vanités des vanités). Par l’œuvre du plasticien suédois Erik Dietman (Illustration 5), le visiteur est plongé dans l’univers de ce motif, et le découvre à la fois par la sculpture et la peinture, de production européenne ou extra-européenne. Derrière l’oeuvre de Dietman, nous sommes ainsi confrontés aux vanités de Simon Renard de Saint-André ou encore de Pier Francesco Cittadini (Illustration 6), présentant dans une lumière austère et sombre un crâne à la mâchoire désossée, et introduisant une variété d’autres motifs dont la portée symbolique est détaillée plus loin dans l’exposition, comme les bulles, les insectes ou encore les livres. Ces derniers représentent par exemple la “vanité du savoir” ou “la sagesse spirituelle”, ce que la division suivante s’applique à exprimer (Section 5 : Vanité des arts et des savoirs). A travers la figure de l’alchimiste, les peintres néerlandais du XVIIe siècle ont traduit l’opposition de la science à la morale religieuse ou calviniste. Une oeuvre ressort particulièrement, non seulement pour son sujet, mais également par sa technique : dans un cadre rétro-éclairé, la commissaire d’exposition a choisi de sortir des réserves un petit vitrail sur lequel est dessiné un Philosophe dans son cabinet (Illustration 7), accoudé à un table devant un livre, entouré d’objets représentant diverses sciences, dont des alambiques.



Alors que beaucoup d’œuvres du reste de l’exposition sont dans une tradition nordique, la salle suivante (Section 6 : Méditations) se focalise sur la réponse apportée par l’église catholique à la réforme protestante. Deux autres figures sont mises en avant dans cette partie, celles de sainte Marie Madeleine et de saint Jérôme se repentant de leurs vanités passées (Illustration 8), ce dernier de plus en plus souvent devant un crâne.

A l’étage, les vices et plaisirs vains sont à l’affiche (Section 7 : Des plaisirs qui partent en fumée). Avarice, tabagisme et alcoolisme sont abordés au prisme du siècle d’or nordique, mais également à nouveau sous celui de contemporains, à travers une nouvelle œuvre d’Armand Avril (Illustration 9). L’exposition nous montre également ces vices dénoncés de manière moins directe, pas l’utilisation de figures animales comme le singe afin de caricaturer certaines attitudes (Illustration 10). Ces œuvres préfigurent d’une certaine façon la partie finale de l’exposition (Section 10 : Le miroir animal), qui se focalise sur l’animal comme reflet de l’homme et de sa vanité dans les arts. Cette dernière partie qui occupe deux salles de l’exposition peut choquer ou mettre mal à l’aise par certaines de ses œuvres contemporaines, qui produisent également chez le spectateur une réflexion sur notre propre relation aux animaux et l’importance que l’on donne à leur vie ou non. La scénographie de la dernière salle tourne autour d’une sculpture de Bruce Nauman, qui est accompagnée de photographies d’Eric Poitevin (dont le Musée des Beaux-Arts accueillera prochainement une exposition) et de Jean-Luc Mylaine montrant des animaux morts (Illustration 11).



Avant cela, deux autres aspects particulièrement visibles dans les natures mortes de la période moderne sont passées sous la loupe : à travers des natures mortes de fleurs, l’exposition pose une réflexion non seulement sur la symbolique des éléments rattachés aux bouquets, mais également sur l’absence de l’homme dans les natures mortes. Absent, vraiment ? Ou simplement représenté par les objets ? C’est l’une des grandes questions qui transcendent la recherche actuelle sur les peintures de choses (voir par exemple BERTRAND-DORLEAC, Pour en finir avec la nature morte, Paris, Gallimard, 2020). Parmi les œuvres exposées, on retrouve notamment l’un des tableaux emblématiques du musées (Illustration 12), le Chat renversant un vase de fleurs d’Abraham Mignon qui, outre la fragilité des fleurs, montre aussi l’instabilité du vase, et la menace qu’il représente pour celui qui n’avait pas réfléchi aux conséquences de ses actes (le chat).

Avant de terminer sur les animaux, l’exposition s’arrête l’espace d’une salle sur la notion de précieux. C’est alors à travers des objets fabriqués que la vanité est abordée, et non plus à travers les crânes, fleurs ou animaux, bien que ces derniers puissent rester présents. Cette salle nous laisse nous concentrer sur la matérialité de ce qui est représenté : des écailles scintillantes des poissons d’Olivier de Coquerel aux oeuvres trouées par les termites de Miquel Barcelo (Illustration 13), les spectateur à le loisir de s’interroger sur la fragilité des choses dont il s’entoure, et de l’appliquer à lui-même. L’installation de Bill Viola dans laquelle le spectateur pénètre à travers une porte dans la salle suivante va elle aussi dans ce sens, et laisse le spectateur remué par des images fugaces (Illustration 14).


Cette exposition a pour avantage de mettre en avant des œuvres que l’on regarde parfois trop peu dans les musées. Les deux institutions ont puisé dans leurs fonds propres et renouvelé la pensée qui s’attachait à celui-ci, en associant des œuvres qui ne prennent leur sens ou leur force que par le dialogue et une scénographie particulière. Si les musées rangent les œuvres au rang de choses mortes, une exposition comme celle-ci leur redonne vie et matière, tout comme le don de la parole. L’on pourrait bien sûr regretter qu’une exposition portant sur autant de natures mortes ne prenne pas le temps d’évoquer les autres perspectives de lecture des peintures de choses, permettant de sortir celles-ci du carcan de la symbolique. Mais dans le contexte d’une exposition à la fois très précise et devant parler à tous, il est finalement essentiel de s’en tenir à la grande ligne donnée par le titre. Les réflexions philosophiques ou éthiques proposées restent claires, que ce soient celles abordées frontalement par l’exposition, telles que la fugacité des choses terrestres, ou d’autres qui peuvent surgir entre les lignes (ou entre deux œuvres). A la mort, à la vie! est une exposition qui se regarde en prenant son temps afin de pouvoir pleinement apprécier tous les détails et nuances du choix exceptionnel d’œuvres accrochées.
A la mort, à la vie ! Vanités d’hier et d’aujourd’hui, exposition au Musée des Beaux-Arts de Lyon, du 27 novembre 2021 au 7 mai 2022, sous le commissariat de Ludmila Virassamynaïken.
KLARA LANGER
Illustrations • Sauf indication contraire, toutes les photographies proviennent de l’auteur.