LE DIRECTEUR ARTISTIQUE D’UNE MARQUE DE MODE EST-IL “CURATOR” ?

Au cœur du domaine du Château Lacoste, la surprenante Richard Rogers Gallery est perchée dans les pins : l’art est donné à ressentir en pleine nature. Jusqu’au 1er mai, une dizaine d’œuvres inédites du peintre nord-irlandais William McKeown, saisissant les multiples variations de couleur qu’offre le ciel, dialoguent avec un vase en céramique du japonais Kazunori Hamana. L’espace d’exposition, où les larges baies s’ouvrent sur la campagne provençale, fait raisonner la dimension contemplative de ces œuvres. 

Cette sélection est signée Jonathan Anderson, directeur artistique de son propre label de mode éponyme et de la Maison espagnole LOEWE, qui dévoile ici une de ses nombreuses facettes: celle de curateur. 

Vue d’exposition : “William McKeown featuring Kazunori Hamana, curated by Jonathan Anderson”, jusqu’au 1er mai à la Richard Rogers Gallery du Château La Coste, Le-Puy-Sainte-Réparade.

Jonathan Anderson, créateur-curateur.  

En parallèle de la mode, Jonathan Anderson, également originaire d’Irlande du Nord, est passionné d’art, collectionneur et n’en est pas à son coup d’essai : en 2017, il a présenté « Disobedient Bodies », une exposition organisée à The Hepworth Wakefield, musée d’art moderne et contemporain britannique.  Comme l’évoque le titre, littéralement les corps désobéissants, indociles, le créateur alors curateur a souhaité explorer la forme du corps humain dans l’art, la mode et le design. Pour prolonger son travail de créateur de vêtements et d’accessoires, l’Irlandais a sélectionné une centaine de pièces de 40 artistes et designers, interrogeant la vision du corps et ses représentations radicales. Il y a également présenté des pièces de ses collections qui questionnaient particulièrement le sujet du genre. 

Ce goût pour le culturel se retrouve dans sa direction artistique de LOEWE, où Jonathan Anderson a impulsé de nombreux projets pour densifier l’empreinte culturelle de la Maison : dans les campagnes de communication, les concepts de boutique, des collections capsule en collaboration artistique, ou encore par la Fondation LOEWE et son Foundation Craft Prize, célébrant l’excellence des nouvelles générations du domaine des arts appliqués. 

En Janvier 2021, obligé à repenser la manière de présenter les collections, le directeur artistique propose un beau livre de 200 pages, dédié aux créations et publications de l’artiste et écrivain Joe Brainard, où le lien avec LOEWE se fait discret. On y retrouve une sélection d’œuvres de l’Américain rarement reproduites, issues de fanzines, comics, ou autres impressions créées dans les années 1960 et 1970.  Ce livre n’est pas seulement fait de travaux artistiques, la Maison va plus loin dans le contenu : l’ouvrage est accompagné d’une préface écrite par Ron Padgett, poète et proche de l’artiste mis à l’honneur, ainsi qu’un texte d’Eric Troncy, critique d’art et co-directeur du célèbre centre d’art Le Consortium à Dijon. 

A show in a Book, crédits LOEWE

Deux livrets sont intégrés dans la jaquette du livre d’art, où la collection de la saison est présentée, associée donc à l’œuvre de Joe Brainard : « J’aimais cette idée que, d’une manière étrange, la collection tombe tout simplement du livre » raconte Jonathan Anderson pour Vogue1. Certaines pièces LOEWE, reprennent des motifs ou dessins de l’artiste. 

Cette présentation n’est pas simplement une alternative au défilé, où le papier imprimé tente de remplacer les évènements de la fashion week, mais plus largement l’ambition de lancer une collection de vêtement par l’édition d’un corpus historique d’œuvres d’un artiste. Jonathan Anderson a eu le souhait de présenter les créations d’une personnalité qui le fascine et l’inspire, dans le but de partager et médiatiser ses créations pour LOEWE. L’association à ce projet d’une personnalité du monde de l’art reconnue comme celle d’Eric Troncy n’est pas anodine, institutionnalisant et légitimant ce corpus d’œuvres sélectionnées et mis en avant par le directeur artistique.

La vogue du curating

Les projets menés par Jonathan Anderson semblent bien illustrer les frontières poreuses qui peuvent exister entre le rôle actuel du directeur artistique d’une maison de mode, et celui d’un curateur dans le milieu de l’art contemporain.

Aux prémices de cette tentative de parallèle, un constat : celui de l’utilisation de plus en plus récurrente du terme de « curation » dans le milieu de la mode2 : une sélection de films « curated by » Hedi Slimane durant le confinement offerts au public par CELINE3, les designers Kim Jones et Virgil Abloh – respectivement directeurs artistiques de Dior Homme et Louis Vuitton Homme – invités tous deux en tant que curateur pour des ventes aux enchères Sotheby’s, une playlist The Row « curated » par Mary-Kate and Ashley Olsen -les fondatrices de la marque- ou encore l’exposition anniversaire des 100 ans de Gucci dont le directeur artistique de la Maison, Alessandro Michele, en était le curateur.

Si cette utilisation peut être rapprochée du langage journalistique, des tendances ou de la communication, ce terme permet également de créer des connexions entre la mode et le monde de l’art. L’identité d’une marque de mode se façonne non seulement à travers les objets produits et disponibles à la vente, mais plus largement en créant explicitement des liens avec les autres univers créatifs et artistiques. 

Dans la plupart des cas, ces curations sont signées par les directeurs artistiques, nous amenant à réfléchir plus largement au rôle actuel du directeur artistique dans une maison de mode, et à questionner l’utilisation du terme de curateur. 

Ces deux termes, que nous mettons en regard, désignent deux nouvelles figures d’autorité, apparues lors des dernières décennies, et dont les rôles sont en mutation. 

Au micro d’Isabelle Morizet sur Europe 1, Guillaume Henry, directeur artistique de Patou, revient sur les mutations du rôle et des fonctions de la figure d’autorité dans la maison de mode, le dénommé directeur artistique :

« Je ne me considère pas couturier. […] Je me considère encore comme un styliste, même si aujourd’hui le terme utilisé est directeur artistique, parce que avant faire des collections c’était dessiner des silhouettes, alors qu’aujourd’hui c’est beaucoup plus vaste que ça : on doit penser communication, réseaux sociaux, comment communiquer autour de la marque, (…) là où elle occupait une place quasiment exclusive, aujourd’hui la mode en tant que produit est beaucoup moins exclusive : on va penser davantage à la notoriété d’une marque qu’au produit pur »4.

photo : Guillaume Henry. Crédits Franco P TETTAMANTI

Couturier, styliste puis directeur artistique, un rôle qui a évolué au fil des années

Dans les maisons de mode, une figure d’autorité centrale s’est constituée : celle du directeur(rice) artistique. Ce nom est utilisé originellement (et encore aujourd’hui) dans le secteur de l’édition. Fondamentalement, la direction artistique est la mise en image et la mise en récit, en travaillant avec des illustrateurs, designers, photographes, artistes, …  Cette appellation désigne dorénavant la figure créative centrale d’une marque de mode. 

Historiquement, la figure d’autorité dans une maison de mode est la figure du couturier. Celui-ci (ou celle-ci) est le plus souvent éponyme de la maison, qu’il a créé. Les exemples sont très nombreux, et nous pouvons citer les plus connus : Charles Frederick Worth, Gabrielle Chanel, Cristóbal Balenciaga, Azzedine Alaïa ou encore Madame Grès, étaient de grands couturiers et sont entrés dans l’Histoire de la mode par leurs créations, élaborées dans leurs ateliers autour de mannequins avec du fil, du tissu et des aiguilles. Le couturier s’occupe des collections : il est alors préoccupé avant tout par les silhouettes, par les vêtements et accessoires de mode qu’il crée. 

Dès les années 1960, des stylistes et créateurs sont arrivés à la tête de grandes marques de mode. Cela du fait soit de la création et du succès de leurs griffes de prêt-à-porter, comme par exemple Kenzo, agnès b., Jean-Charles de Castelbajac, soit de leur nomination dans des maisons : Karl Lagerfeld, plus tard Tom Ford ou Phoebe Philo. Ils ont progressivement remis en question l’idée que l’autorité dans la mode serait détenue par un couturier. S’il ne coud pas, le styliste est quelqu’un qui travaille à partir d’images, et qui va guider dans un second temps la confection, qu’elle soit en atelier ou industrielle. 

La nouvelle génération de créateurs de mode, émergées dans la dernière décennie, n’est plus focalisée seulement sur les silhouettes, mais ont une vision globale de la marque, passant par les créations certes, mais encore plus par les défilés, la communication, les concepts de showroom et les boutiques. Ils sont designers, architectes, photographes, stylistes, … Le directeur artistique va piocher dans un vivier de talents créatifs pour écrire son propre récit et façonner l’image de la marque. 

Ainsi, ce changement d’appellation témoigne que le directeur artistique est le garant de l’ambition esthétique, et donc artistique de la maison de mode, rapprochant explicitement ces deux sphères. 

Harald Szeemann, Karl Lagerfeld et Hans-Ulrich Obrist

Un nouveau rôle dans l’art contemporain, du « faiseur d’exposition » au curateur.

Dans le milieu de l’art contemporain, c’est la figure du curateur(rice) qui s’est dégagée. Il est impossible aujourd’hui de s’intéresser au milieu de l’art contemporain : visiter des expositions, lire la presse ou les écrits spécialisés, discuter avec des artistes, … sans que ce terme de « curateur » ne soit évoqué. 

 Nous pourrions simplifier cette recherche en postulant que l’utilisation du terme de curateur et la prise d’importance de ce statut dans le milieu de l’art contemporain ne serait que dues à l’usage croissant d’anglicismes dans notre langage, ramenant donc aux rôles du commissaire d’exposition ou conservateur, ce que signifie “curator” en anglais, depuis longtemps.

Mais dès les années 1970, un figure, considérée aujourd’hui comme le premier curateur, démontre ce souhait de se libérer des classifications préétablies. Il s’agit d’Harald Szeemann (1933 – 2005), qui se qualifiait de « faiseur d’exposition ». Un sens nouveau pourrait donc être attribué à “curator”, et donc, un nouveau rôle. 

C’est ce que relève dans sa définition Hans-Ulrich Obrist, pape de la pratique contemporaine du curating, qu’il a lui-même grandement façonnée. « La racine latine est claire : curare signifie « s’occuper de » (…). [Sa mission] s’est tellement écartée de la fonction traditionnelle de conservation qu’il faudrait inventer un néologisme pour la définir. En se référant à l’allemand qui parle de Ausstellungsmacher, littéralement  » faiseur d’exposition « , on pourrait parler du curateur-faiseur d’exposition »5.

Lawrence Weiner, lors de l’exposition When attitude becomes form (1969) à la Kunsthalle de Berne curatée par Harald Szeemann

Dans son ouvrage L’invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain6, Jérôme Glicenstein, maître de conférences en arts plastiques à l’Université de Paris VIII – Vincennes-Saint-Denis, démontre que l’émergence et la singularisation de la figure du curateur peuvent être résumées en deux temps :

Tout d’abord, par une distinction avec le conservateur dans la période d’après-guerre avec le développement de « pratiques néo-avant-gardistes » dans un monde de l’art contemporain en pleine construction, « à un moment où se constitue un réseau d’institutions novatrices (centres d’art et résidences d’artistes), de collections et de conservateurs ouverts à la création contemporaine »7

Nous noterons en effet l’importance de l’émergence de centres d’art contemporain, lieu d’art où il n’y a pas de collection, permettant que leur direction ne soit pas nécessairement assurée par des conservateurs du patrimoine. Par exemple, le centre d’art contemporain du Palais de Tokyo, sera co-dirigé à sa création par Nicolas Bourriaud, figure historique de curateur en France.

Deuxièmement, l’auteur revient sur la distinction entre curateur et commissaire d’exposition, en s’appuyant sur l’étymologie : « Curateur connoterait l’idée d’assistance, puisqu’il s’agit à l’origine de prendre soin de quelqu’un ou de quelque chose, alors que le mot « commissaire » renverrait plutôt à une question de rapports de pouvoir, avec l’idée d’une délégation de responsabilité »8, notamment venant de l’État. 

Ainsi le mot de curateur tend de plus à plus à désigner les organisateurs des expositions d’art contemporain, dans une compréhension plus généraliste de l’activité de commissaire d’exposition, au plus proche des artistes, dont ils prendraient soin. 

La sélection esthétique du curating étendue au domaine de la mode

Par extension, en dehors du domaine de l’art contemporain, sélectionner, organiser, classer, montrer : le terme curateur peut servir d’adjectif à un choix esthétique opéré par un individu, même si certains rappellent l’origine du terme, muséal, renvoyant au domaine de l’exposition et défendent ainsi une acception stricte de ce mot.

Ce regard esthétique porté sur le monde et restitué publiquement pour affirmer une identité, n’échappe pas au rôle du directeur artistique. 

Lawrence Weiner x Louis Vuitton pour la collection Automne – Hiver 21 sous la direction artistique de Virgil Abloh

Comme nous l’avons relevé, la mission du directeur artistique est fondamentalement de mettre en image et mettre en récit sa vision pour la marque de mode, ce qui le lie au curateur, ce faiseur d’exposition d’art contemporain. En effet, dans son rôle actuel, le directeur artistique d’une marque de mode va collaborer non seulement avec des talents créatifs liés à son domaine, mais également avec des artistes pour façonner la déclinaison visuelle et l’identité de son entité. 

Si le terme de curateur renvoi étymologiquement à l’idée de « s’occuper de », en latin, cette mission est remplie par ces deux figures lorsqu’ils tissent des liens avec des artistes, instaurent des projets ensemble, font découvrir et présentent leur travail avec le rôle de médiateur auprès du public. Le directeur artistique, devenu au fil des années un marketeur et communiquant, travaille le récit de marque et le storytelling de ses collections, à la façon du curateur qui suit un fil rouge dans ses sélections pour élaborer un propos et une exposition cohérente. 

Cette proximité entre ces deux figures est renforcée par l’hybridation croissante des milieux du luxe et de l’art, amenant les directeurs artistiques à renforcer l’empreinte culturelle des marques, mais également les acteurs culturels à bénéficier des pratiques du marketing et de communication des grands acteurs privés. C’est ainsi que le terme de curateur se retrouve également dans d’autres milieux que celui de l’art, réutilisé dans un langage journalistique et de communication.  Si l’art est mis au service de la quête de légitimité des marques, il est intéressant de relever que la pratique du curating, face à d’autres pratiques telles que la collaboration, tend de prime abord à garder l’aura de l’œuvre d’art sans la transformer en produit de mode, mais en la présentant pour ce qu’elle est, une pièce autotélique. 

Vue de la vitrine de la boutique LOEWE du Faubourg Saint-Honoré où est exposée Full of Bitter Blight (2019) de Richard Hawkins. Crédits LOEWE

La finalité des projets de ces deux figures reste cependant un point de divergence entre ces deux rôles, du moins à première vue. C’est en effet la nature commerciale de la marque de mode qui est un point de rupture entre le directeur artistique et le curateur d’art contemporain. Si tous deux permettent la découverte d’œuvres d’art, le directeur artistique fera entrer l’œuvre dans une vision globale marchande de son entité, en lien avec les produits en vente, alors que le curateur mettra en avant la démarche artistique pour ce qu’elle apporte dans le monde de la création. Cependant, si nous pouvons penser que l’œuvre d’art est instrumentalisée par la marque lorsque présentée par un directeur artistique, une utilisation politique, idéologique ou encore philosophique peut être faite par le curateur lui-même, qui peut détourner le travail d’un artiste pour ses propres intérêts.  

Enfin, directeur artistique est une fonction profondément créative, où certaines figures historiques ont été élevées au rang d’artiste. Qu’en est-il du curateur ? Il serait intéressant de poursuivre cette étude en cherchant s’il serait possible d’envisager le curating comme une pratique créative, et plus précisément artistique.  

CONSTANT DAURÉ

Cet article est issu d’un travail de recherche plus approfondi dans le cadre de mon mémoire de fin d’études à l’Institut Français de la Mode, consultable en ligne ici.

SOURCES

1 JANA R., « “Show in a book” : quel est le dernier projet de Jonathan Anderson pour Loewe? », Vogue, 23 janvier 2021, [en ligne]. Disponible sur : https://www.vogue.fr/vogue-hommes/article/show-in-a-book-projet-jonathan-anderson-loewe (Page consultée le 23/06/2021)

2L’article La vogue du « fashion curating », écrit par Sophie Abriat et paru dans le Madame Figaro du week-end du 11 septembre 2020 a nourrit cette réflexion autour de l’utilisation du terme de « curation » dans le milieu de la mode, et recense un certain nombre d’exemples de recours à ce terme dans des contenus de marque.

3Post Instagram de CELINE en date du 17 avril 2020, Disponible sur : https://www.instagram.com/p/B_FamLQnH4b/?utm_source=ig_embed (Consulté le 29/08/2021).

4 EUROPE 1, Isabelle Morizet avec Guillaume Henry, Disponible sur https://www.europe1.fr/emissions/Il-n-y-a-pas-qu-une-vie-dans-la-vie/isabelle-morizet-avec-guillaume-henry-4039457 (consulté le 20 avril 2021).

5 OBRIST H-U., Les voies du curating, Paris, Manuella éditions, 2015, p.34-P.35.

6 GLICENSTEIN J., L’invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2015

7 Ibid. p.35.

8 Ibid. p.18.

Vanité des vanités : la Mort et la Vie exposées à Lyon

Les années 2020 voient fleurir en France un grand nombre d’expositions liées de très près ou d’un peu plus loin aux natures mortes, ou comme les appellent Victor Stoichita et Laurence Bertrand-Dorléac, des peintures de choses : tandis que se prépare au Louvre une exposition commémorant celle réalisée par Charles Sterling en 1952 au Musée de l’Orangerie, le MAMAC de Nice consacre depuis le 16 octobre une rétrospective à Daniel Spoerri, sous le nom de Le théâtre des objets. Le 24 octobre 2021 s’achevait au Palais de Tokyo la carte blanche de l’artiste allemande Anne Imhof, intitulée Natures mortes, puis le 15 décembre l’exposition Instants suspendus : regards sur la nature morte, organisée collectivement par les trois musées de Saint-Quentin et La Fère (Aisne). 

Le Musée des Beaux-Arts de Lyon quant à lui, dans une exposition qui se tient du 27 novembre 2021 au 7 mai 2022, a choisi d’explorer plus en profondeur le thème de la vanité, en suivant le Leitmotiv du crâne à travers une sélection d’oeuvre plus large que les natures mortes, et sur une période allant bien au delà du XVIIème siècle. Le corpus choisi se plonge dans les collections non seulement du musée des Beaux-Arts, mais également dans celles du Musée d’art contemporain (MAC Lyon) et celles de plusieurs personnes privées ayant accepté de contribuer. Sous le commissariat de Ludmila Virassamynaïken, l’exposition se divise en dix sections traitant les différentes récurrences du motif du crâne. 

Le terme de “vanité” fait surgir aujourd’hui dans les esprits des natures mortes occupées par des crânes, des sabliers et autres objets empreints d’une symbolique temporelle, rappelant au spectateur la fugacité de sa propre existence. Dans le contexte de la pandémie, l’exposition serait-elle teintée de questionnements philosophiques sur notre mode de vie actuel ? Elle fut en tout cas conçue dans le temps des divers confinements, et certaines œuvres, notamment les gravures de danses macabres, nous laissent faire des rapprochements. 

L’exposition est organisée dans le cadre du pôle des arts, qui réunit depuis 2018 le MAC et le MBA de Lyon à travers des événements culturels (à ce sujet, voir l’article écrit par Rodanthi Aslani pour le site des étudiants du master DPACI en 2019). A la mort, à la vie ! est la troisième collaboration présentée au public dans ce contexte, après Comme un parfum d’aventure (7 octobre 2020 – 18 juillet 2021) et Penser en formes et en couleurs (8 juin 2019 – 5 janvier 2020). Le but affiché est de créer des expositions à l’échelle de la ville, et par le dialogue des collections anciennes et contemporaines dynamiser les nouvelles créations. Mais ce travail devrait aussi permettre de rendre les musées lyonnais plus attractifs pour les mécènes, en leur donnant une visibilité à l’international. 

Le défi que pose le mélange entre art ancien et création contemporaine est relevé avec succès, et au-delà de cela permet d’éviter l’écueil de l’exposition purement chronologique. Les œuvres se répondent de manière harmonieuse au sein de la scénographie, faisant clairement ressortir les enjeux de l’exposition.

La première moitié explore les différents moments de la vie et leurs liens à la mort, tandis que dans la seconde partie, à l’étage supérieure, l’exposition se focalise sur certains motifs eux-aussi récurrents dans la symbolisation du passage du temps. 

Le visiteur découvre d’abord Armand Avril, à travers une de ses œuvres mais également par des objets anciennement présents dans sa collection : des sculptures du peuple Tiv du Nigeria (Illustration 1).

Illustration 1 • Peuple Tiv, Nigeria, Ensemble de trois sculptures représentant des squelettes, deuxième moitié du XXe siècle, bois, métal, plumes et traces de pigments, tailles variées, Collection particulière, ancienne collection Armand Avril.

Suivent les danses macabres, elles aussi créées dans le contexte d’épidémies, qui ouvrent notre regard sur la transition qui s’opère entre la représentation de la mort par un squelette entier vers une simplification au crâne. 

Les salles suivantes portent sur les âges de la vie : le passage de ceux-ci, et la symbolique de la jeunesse (Section 2 : Les âges de la vie). L’œuvre de Philippe Bazin, lui-même ancien étudiant en médecine, occupent l’une des alcôves de la salle. Elle est constituée de plans rapprochés de visages de patients de tout âge, portant la réflexion du photographe sur la déshumanisation du travail hospitalier, et redonnant une dignité à des personnes souvent en fin de vie (Illustrations 2 et 3).

Illustration 2 : Philippe BAZIN, Faces, 1985-1988, tirages en noir en blanc au chlorobromure d’argent, Lyon, Musée d’Art Contemporain.
Illustration 3 • Philippe BAZIN, Faces, 1985-1988, tirage en noir en blanc au chlorobromure d’argent, Lyon, Musée d’Art Contemporain.

Une autre oeuvre contemporaine sert à exprimer les enjeux des vanités autour de la jeunesse (Section 3 : Fragile jeunesse), une série de dessins de l’artiste Edi Dubien – auquel une exposition monographique avait été dédiée au MAC lyon en 2020 -, donnant à voir non seulement la fragilité de l’enfance, mais également la souffrance de ceux nés dans un corps d’un genre qui ne leur correspond pas (Illustration 4). Les adjonctions à l’aquarelle mono- ou bichrome soulignent la fragilité des corps dessinés, rendant cette œuvre particulièrement touchante, surtout au vu de son entourage par des mastodontes de la gravure comme Lucas de Leyde et Rembrandt Van Rijn. 

Illustration 4 • Edi DUBIEN, Sans titre, n.d., aquarelle et crayon sur papier, Lyon, Musée d’Art Contemporain.

La présence des crânes devient prédominante lorsque les vanités font leur entrée en scène (Section 4 : Vanités des vanités). Par l’œuvre du plasticien suédois Erik Dietman (Illustration 5), le visiteur est plongé dans l’univers de ce motif, et le découvre à la fois par la sculpture et la peinture, de production européenne ou extra-européenne. Derrière l’oeuvre de Dietman, nous sommes ainsi confrontés aux vanités de Simon Renard de Saint-André ou encore de Pier Francesco Cittadini (Illustration 6), présentant dans une lumière austère et sombre un crâne à la mâchoire désossée, et introduisant une variété d’autres motifs dont la portée symbolique est détaillée plus loin dans l’exposition, comme les bulles, les insectes ou encore les livres. Ces derniers représentent par exemple la “vanité du savoir” ou “la sagesse spirituelle”, ce que la division suivante s’applique à exprimer (Section 5 : Vanité des arts et des savoirs). A travers la figure de l’alchimiste, les peintres néerlandais du XVIIe siècle ont traduit l’opposition de la science à la morale religieuse ou calviniste. Une oeuvre ressort particulièrement, non seulement pour son sujet, mais également par sa technique : dans un cadre rétro-éclairé, la commissaire d’exposition a choisi de sortir des réserves un petit vitrail sur lequel est dessiné un Philosophe dans son cabinet (Illustration 7), accoudé à un table devant un livre, entouré d’objets représentant diverses sciences, dont des alambiques. 

Illustration 5 • Erik DIETMAN, L’art mol et raide ou l’épilepsisme-sismographe pour têtes épilées : mini male head coiffée du grand mal laid comme une aide minimale, 1985-1986, Crânes humains, carottes de béton, objets en plomb, 88 x 650 x 750 cm/ 80m², Lyon, Musée d’Art Contemporain.
Illustration 6 • Pier Francesco CITTADINI (attribué à), Vanité, 2e moitié du XVIIe siècle, huile sur toile, Lyon, Musée des Beaux-Arts.
Illustration 7 • Jh. MICHAUD, Un philosophe dans son cabinet, XIXe siècle, Verre peint à la grisaille, 32,5 x 42,5 cm, Lyon, Musée des Beaux-Arts.

Alors que beaucoup d’œuvres du reste de l’exposition sont dans une tradition nordique, la salle suivante (Section 6 : Méditations) se focalise sur la réponse apportée par l’église catholique à la réforme protestante. Deux autres figures sont mises en avant dans cette partie, celles de sainte Marie Madeleine et de saint Jérôme se repentant de leurs vanités passées (Illustration 8), ce dernier de plus en plus souvent devant un crâne. 

Illustration 8 • Hendrick DE SOMER, Saint Jérôme, 1654, huile sur toile, collection particulière.

A l’étage, les vices et plaisirs vains sont à l’affiche (Section 7 : Des plaisirs qui partent en fumée). Avarice, tabagisme et alcoolisme sont abordés au prisme du siècle d’or nordique, mais également à nouveau sous celui de contemporains, à travers une nouvelle œuvre d’Armand Avril (Illustration 9). L’exposition nous montre également ces vices dénoncés de manière moins directe, pas l’utilisation de figures animales comme le singe afin de caricaturer certaines attitudes (Illustration 10). Ces œuvres préfigurent d’une certaine façon la partie finale de l’exposition (Section 10 : Le miroir animal), qui se focalise sur l’animal comme reflet de l’homme et de sa vanité dans les arts. Cette dernière partie qui occupe deux salles de l’exposition peut choquer ou mettre mal à l’aise par certaines de ses œuvres contemporaines, qui produisent également chez le spectateur une réflexion sur notre propre relation aux animaux et l’importance que l’on donne à leur vie ou non. La scénographie de la dernière salle tourne autour d’une sculpture de Bruce Nauman, qui est accompagnée de photographies d’Eric Poitevin (dont le Musée des Beaux-Arts accueillera prochainement une exposition) et de Jean-Luc Mylaine montrant des animaux morts (Illustration 11). 

Illustration 9 • Armand AVRIL, Le fumeur, 2002, huile sur toile, collection particulière.
Illustration 10 • Claude-Henri WATELET, d’ap. David TENNIERS II,  Le Corps de garde des singes, 1740-1786, eau-forte, Lyon, Musée des Beaux-Arts.
Illustration 11 • Vue de l’exposition. Section 10. Au premier plan : Bruce NAUMAN, Butt to butt, 1989, mousse de polyuréthane, fil de fer, 132 x 249 x 122 cm, Lyon, Musée d’Art Contemporain. A l’arrière-plan : Jean-Luc MYLAYNE, N°89, Février 1987-Février 2008, Triptyque, 1987-2008, photographies argentiques, 185 x 645 cm, Lyon, Musée d’Art Contemporain.

Avant cela, deux autres aspects particulièrement visibles dans les natures mortes de la période moderne sont passées sous la loupe : à travers des natures mortes de fleurs, l’exposition pose une réflexion non seulement sur la symbolique des éléments rattachés aux bouquets, mais également sur l’absence de l’homme dans les natures mortes. Absent, vraiment ? Ou simplement représenté par les objets ? C’est l’une des grandes questions qui transcendent la recherche actuelle sur les peintures de choses (voir par exemple BERTRAND-DORLEAC, Pour en finir avec la nature morte, Paris, Gallimard, 2020). Parmi les œuvres exposées, on retrouve notamment l’un des tableaux emblématiques du musées (Illustration 12), le Chat renversant un vase de fleurs d’Abraham Mignon qui, outre la fragilité des fleurs, montre aussi l’instabilité du vase, et la menace qu’il représente pour celui qui n’avait pas réfléchi aux conséquences de ses actes (le chat).

Illustration 12 •  Abraham MIGNON, Chat renversant une vase de fleurs, n.d., huile sur toile, 113 x 85 cm, Lyon, Musée des Beaux-Arts.

Avant de terminer sur les animaux, l’exposition s’arrête l’espace d’une salle sur la notion de précieux. C’est alors à travers des objets fabriqués que la vanité est abordée, et non plus à travers les crânes, fleurs ou animaux, bien que ces derniers puissent rester présents. Cette salle nous laisse nous concentrer sur la matérialité de ce qui est représenté : des écailles scintillantes des poissons d’Olivier de Coquerel aux oeuvres trouées par les termites de Miquel Barcelo (Illustration 13), les spectateur à le loisir de s’interroger sur la fragilité des choses dont il s’entoure, et de l’appliquer à lui-même. L’installation de Bill Viola dans laquelle le spectateur pénètre à travers une porte dans la salle suivante va elle aussi dans ce sens, et laisse le spectateur remué par des images fugaces (Illustration 14).

Illustration 13 • Miquel BARCELO, Les termites – fruits pourris, 1994, pigments naturels, lavis, fusain, terre, poussière sur papier rongé par des termites, collection particulière.
Illustration 14 • Bill VIOLA, Tiny Deaths, 1993, Installation vidéo/sonor, 28’, 30’ et 32’ secondes, Lyon, Musée d’Art Contemporain.

Cette exposition a pour avantage de mettre en avant des œuvres que l’on regarde parfois trop peu dans les musées. Les deux institutions ont puisé dans leurs fonds propres et renouvelé la pensée qui s’attachait à celui-ci, en associant des œuvres qui ne prennent leur sens ou leur force que par le dialogue et une scénographie particulière. Si les musées rangent les œuvres au rang de choses mortes, une exposition comme celle-ci leur redonne vie et matière, tout comme le don de la parole. L’on pourrait bien sûr regretter qu’une exposition portant sur autant de natures mortes ne prenne pas le temps d’évoquer les autres perspectives de lecture des peintures de choses, permettant de sortir celles-ci du carcan de la symbolique. Mais dans le contexte d’une exposition à la fois très précise et devant parler à tous, il est finalement essentiel de s’en tenir à la grande ligne donnée par le titre. Les réflexions philosophiques ou éthiques proposées restent claires, que ce soient celles abordées frontalement par l’exposition, telles que la fugacité des choses terrestres, ou d’autres qui peuvent surgir entre les lignes (ou entre deux œuvres).  A la mort, à la vie! est une exposition qui se regarde en prenant son temps afin de pouvoir pleinement apprécier tous les détails et nuances du choix exceptionnel d’œuvres accrochées. 

A la mort, à la vie ! Vanités d’hier et d’aujourd’hui, exposition au Musée des Beaux-Arts de Lyon, du 27 novembre 2021 au 7 mai 2022, sous le commissariat de Ludmila Virassamynaïken. 

KLARA LANGER

 Illustrations • Sauf indication contraire, toutes les photographies proviennent de l’auteur.

Souvenirs des Rencontres d’Arles

De passage aux Rencontres de la photographie d’Arles, j’y ai croisé une multitude de regards sur le monde qui m’ont touchée, impressionnée, fascinée. Aussi, voici quelques réflexions sur certaines expositions. 

Depuis 1970, ce festival est devenu un incontournable des artisans, artistes et amateurs du médium photographique et fait vibrer la ville parsemée d’expositions de juillet à septembre. 

Cet article est volontairement non exhaustif et de nombreuses autres manifestations culturelles pourraient attirer votre attention dans la ville camarguaise.

The New Black Vanguard : photographie entre art et mode

The New Black Vanguard : photographie entre art et mode

Un des événements phares de cette cinquantième édition des Rencontres d’Arles est probablement l’exposition The New Black Vanguard : photographie entre art et mode qui met à l’honneur quinze photographes africains ou africains-américains et défend une culture noire. Il s’agit d’une (très) jeune génération d’artistes – la plupart d’entre eux ont moins de trente ans – particulièrement actifs dans le monde de la mode et du design, offrant leurs visions libérées du regard blanc. En parcourant ce group show, il est en effet possible d’observer des codes partagés mais une absence d’homogénéité iconographique ou thématique. Ainsi, les jeux de couleurs peuvent se retrouver, par des palettes tantôt pop ou pastels, valorisant le modèle noir, comme c’est le cas chez Micaiah Carter ou Ruth Ossai. De même, une volonté de représenter la ville africaine, de Lagos à Johannesburg, ou des quartiers historiquement habités par des personnes racisées, comme le Bronx, et d’en montrer la beauté, la dynamique et la vie, est présente dans la démarche de beaucoup, à l’instar de Stephen Tayo ou Renell Medrano.

Conceptuellement, des questionnements sur la définition d’une ou plusieurs identités noires, traversant les frontières et population semblent traverser The New Black Vanguard. Ces réflexions apparaissent d’autant plus dynamiques que les photographes ici présentés sont tous pleinement intégrés à des industries créatives mondialisées, où ils doivent trouver des manières de mêler traditions, origines en décentrant le modèle occidental et blanc, tout en interagissant avec des institutions comme les marques de luxes ou les magazines de mode. 

De ces identités noires revendiquées émergent des visions comme les Couture Hijabs de Tyler Mitchell où de jeunes femmes arborent un voile composé de fleurs roses bonbons qui encadrent le visage. De ce regard sur la société contemporaine et globale, se distinguent les “anti-selfies” d’Arielle Bob Willis où les corps contorsionnés s’expriment à l’abri des visages habituellement surexposés. 

Aperture et rencontre de la photo, commissariat d’Antwaun Sargent

Visible à Arles : Eglise Sainte-Anne, du 4 juillet au 26 septembre 2021

Almudena Romero, The Pigment change

Almudena Romero, The art of producing, 2020, photographie sur végétal, BMW Residency

Nichée au sein du Cloître Saint-Trophisme, l’exposition de l’Espagnole Almudena Romero issue de sa résidence artistique mécénée par B constitue un questionnement radical sur la création matérielle, en l’occurrence photographique. Elle y montre des impressions photographiques sur végétaux permises par phénomènes altérant  leur pigmentation tels que la photosynthèse ou le blanchissage optique. 

Au delà d’une simple originalité de support, The Pigment Change  témoigne d’une recherche sur la production matérielle, à échelle individuelle ou industrielle : par ces feuillages sur lesquels se détachent des fragments de figure humaine, Almudena Romero met en évidence la volonté sociologique de dépasser la nature tout en l’utilisant. Des mains saisies en plein gestes sont d’ailleurs omniprésentes sur ces feuillages photographiques, pour figurer l’acte de faire, de produire plus jusqu’à l’épuisement. En effet, la photographie est permise par une maîtrise humaine de nombreux phénomènes optiques et chimiques et s’est notamment développée pour répondre au besoin grandissant d’images reproductibles de nos sociétés. Son impact environnemental est loin d’être négligeable, pour autant se passer de ce médium d’expression artistique et de communication nous est impensable pour de nombreuses raisons. En outre, la photo permet aussi de reproduire, de manipuler, de déformer, .. la nature. L’artiste nous met face à nos paradoxes et cherche d’autres voies. 

Almudena Romero accompagne ces recherches sur le support et la raison d’être de la photographie, d’un travail sur les archives familiales, en ce que le maintien du souvenir d’événements et de personnes alimente souvent nos usages intimes de ce médium. Pourtant malgré ces captures visuelles du vivant, ces images ont inévitablement un caractère éphémère, à l’instar de la mémoire qu’elles entretiennent.

Elle interroge ainsi le rôle du photographe – artiste ou amateur – tant dans un phénomène anthropologique de commémorer, conserver par le biais de la production et reproduction des images, que dans les causes de la crise écologique. 

Visible à Arles : Award Solo Show au Cloître Saint-Trophime, du 4 juillet au 29 août 2021

Ilanit Illoutz, Wadi Qelt, dans la clarté des pierres

Sélectionnée pour le prix la découverte Louis Roederer, Ilanit Illoutz est également une artiste qui pense les liens entre médium photographique et objet capturé. Pour cette exposition, elle réalise des tirages fossilisés, employant du sel de la vallée de Wadi Qelt, située entre Jérusalem et Jéricho, pour développer des visions de ce territoire. Sur ces photographies on observe les roches cristallines, les pierres arides qui caractérisent ce paysage asséché par l’homme. Les images donnent à voir des formes organiques et pourtant corrosives,  laissées impropres à la vie par l’activité humaine. 

 La composition chimique de ces sels de Judée est par ailleurs proche de celle employée par Nicéphore Niepce dans les recherches qui menèrent à l’invention de la photographie, ce qui crée immanquablement des liens entre la pratique d’Ilanit Illoutz et les origines même de la technique, voire l’ensemble de la production photographique depuis le XIXe siècle. 

La matérialité de l’œuvre rencontre ainsi son sujet pour parler de l’impact humain sur l’environnement au sein de photos sculpturales, aux formes abstraites et poétiques.

Sélection du prix de la découverte Louis Roederer

Maba, fondation des artistes 

Visible à Arles : Église des Frères Pêcheurs, du 4 juillet au 29 août 2021

Tarrah Krajnak, Rituels de maîtres II : les nus de Weston

Mon dernier coup de coeur arlésien est à la fois un hommage au photographe Edward Weston,  figure majeure de le mouvement artistique de la straight photographie de la première moitié du XXe siècle, et une remise en question du male gaze et du regard blanc sur les corps féminins et racisés de ce dernier.

L’artiste Tarrah Krajnak expose à Arles des autoportraits nus où elle se montre dans la pose du modèle de Weston présent par le livre Nude, ouvert. 

Tarrah Krajnak illustre le paradoxe douloureux de la connaissance et de la jouissance de l’histoire de l’art en tant que femme racisée et consciente des biais intrinsèques à beaucoup de nos chefs d’oeuvres. Ici, nous trouvons des références à des  photographies où le corps féminin est fragmenté dans une recherche formelle incroyable mais où les formes du corps féminin sont fantasmées, où le cadrage se centre souvent sur la poitrine, les fesses du modèle et où son visage apparaît rarement, donc où il est objectifié.  

Par un jeu de répétition formelle, faisant écho à la beauté de ces photos de Weston, la photographe crée une forme de rythme visuel particulièrement réussi.

Mais ces mises en abîmes lui permettent surtout de se réapproprier l’art photo et son propre corps. 

Montrant son geste artistique, l’affirmant, elle s’ancre comme sujet et comme créatrice tout en affichant son identité de femme latino-américaine. Tenant son retardateur comme un déclencheur de bombe, Krajnak semble faire exploser les codes patriarcaux et occidentaux de la photo dans une ambition personnelle et contagieuse, qui lui a valu de remporter le prix de la découverte Louis Roederer de cette année.

Gagnante du prix de la découverte Louis Roederer

Maba, fondation des artistes 

Visible à Arles : Église des Frères Pêcheurs, du 4 juillet au 29 août 2021

ARIANE DIB

Monde cyberpunk futuriste : des pratiques artistiques hybrides à la Galerie Valeria Cetraro

À l’entrée dans la galerie Valeria Cetraro, vous êtes accueillis et guidés, que vous soyez connaisseur ou profane à l’art de notre temps, un art profondément composite, mêlant les médiums, les pratiques et les influences. Existant auparavant rue Saint Claude à Paris depuis 2014, la galerie s’est déplacée rue Cafarelli en 2019 où j’ai pu admirer l’installation d’un duo d’artistes : Vincent Roumagnac et Aurélie Pétrel. Il s’agissait de leur troisième pièce photoscénique évoluant par l’agencement de scènes successives durant le temps de l’exposition du 9 janvier au 6 mars 2021, de la scène 1 à la scène 5 de l’acte 1. Dès lors, le terme de photoscénique est très bien expliqué par la galeriste ainsi que par son assistante-médiatrice culturelle. En effet, l’exposition doit s’accompagner d’un éclairage sur le processus créatif très cher à la galeriste qui souhaite souligner que la création artistique prend du temps et est entourée de questions de recherche pour les artistes. La médiation a toujours été présente dans cette galerie.

Ainsi, ce duo d’artistes a inventé le néologisme photoscénique pour un projet qui fait coexister des problématiques liées à la photographie et à la scénographie. Par ailleurs, il s’agit de leur troisième exposition personnelle et de la troisième partie d’une trilogie de pièces photoscéniques. Toutes ces pièces prennent appui sur un texte littéraire sur la base duquel les artistes élaborent un script dramaturgique qu’ils jouent lors d’une résidence artistique. Un voyage commun est nécessaire afin de créer. Pour élaborer cette troisième pièce, ils ont mené une résidence pendant deux mois à la Villa Kujoyama à Kyoto au Japon. Le jeu de la pièce mène à la réalisation de prises de vue photographiques qui seront intégrées dans des éléments de décor et de costumes dont certains ont été utilisés pendant la mise en scène de la pièce théâtrale. L’acte performatif n’est jamais visible par le public, il n’est pas filmé, il est juste photographié. C’est l’image qui devient mouvante, les objets hétéroclites qui deviennent traces du mouvement et de l’action.

Pétrel l Roumagnac (duo) / de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1, scène 5, …of Darkness / 2021 Courtesy Galerie Valeria Cetraro et Salim Santa Lucia

S’appuyant sur le roman de science-fiction d’Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness, 1969), les artistes ont recherché à rendre palpable et visuel un monde cryosphérique et futuriste tel qu’il peut être imaginé dans l’art cyberpunk nippon. Le roman a la particularité d’imaginer un monde glacé où les humains sont androgynes et où les genres sont fluides, non rattachés à un individu ou à un sexe. S’étant également intéressés à la transparence, à l’artisanat verrier/miroitier de la région du Kansai et au passage de la 2D à la 3D au Japon, l’exposition présente des objets composites entre la photographie, la sculpture et le travail des matières plastiques.  Vincent Roumagnac et Aurélie Pétrel ont imaginé deux lieux symboliques dans la galerie : le premier est celui du plateau où les objets disposés dans l’espace de la galerie changeaient en fonction de la scène présentée. Le second est celui de la réserve où avait été mis en place un congélateur contenant des objets dans l’attente de se déployer sur le plateau. De plus, un lanceur à neige pouvait parfois rendre compte de l’atmosphère glaciale de cet univers romanesque futuriste. Si les deux autres premières pièces ont aussi été présentées dans la galerie, ce n’était à chaque fois que le premier acte afin de laisser la possibilité à la pièce photoscénique de voyager, de présenter des actes inédits de la pièce dans un autre lieu comme un centre d’art, et d’avoir davantage de visibilité.

A la suite de ma visite, j’ai aiguillé un entretien avec la galeriste Valeria Cetraro afin d’en apprendre plus sur son approche de l’art contemporain et sur comment elle souhaite s’inscrire dans la promotion des artistes d’aujourd’hui :

1) Comment vous vous êtes intéressée en particulier à ce duo d’artistes ?

C’est un travail particulièrement représentatif des questions qu’on étudie avec la galerie. Un peu comme la plupart des artistes représentés, ils ont d’abord participé à un cycle d’expositions collectives qui s’appelle Au-delà de l’image et qui s’est prolongé sur trois années dans l’ancien lieu de la galerie rue Saint Claude de 2014 à 2017. Il était question de travailler sur la spatialisation de l’image, de comprendre comment les artistes qui utilisaient les images les travaillaient, qu’est-ce qu’ils en faisaient, et quel était le rapport possible à l’espace. La question importante était aussi de faire coexister dans un même espace d’exposition différentes pratiques, différents médiums et un des volets les plus significatifs était le deuxième où il s’agissait de faire coexister des images fixes avec des images en mouvement. Il y avait trois vidéos différentes, toutes assez immersives avec des sons, et des sculptures qui elles avaient besoin de lumière. Donc il y avait l’idée de sortir du cadre conventionnel du Black box. J’avais connaissance du travail d’Aurélie mais pas en duo avec Vincent. Je l’avais invitée au premier volet et elle avait créé une pièce spécialement pour l’exposition qui consistait en des impressions sur des tassos en bois, un travail inspiré de ce qui s’était passé à Fukushima et Vincent était intervenu pour activer la pièce d’Aurélie et la réactiver dans l’espace. Ils travaillaient déjà ensemble depuis un moment. Ce duo commençait à devenir important pour eux. Ils ont commencé à réfléchir ensemble à comment travailler sur des œuvres encore plus distinctes de leur pratique personnelle. C’est comme ça qu’on en a parlé et qu’on a eu envie de travailler ensemble. Les deux pratiques ont commencé à marcher ensemble. Et c’est au deuxième volet qu’ils ont participé en tant que duo avec plusieurs pièces dont une consistait à jouer une pièce de théâtre alors que personne ne les voyait dans la réserve de la galerie, et une autre pièce qui était des images de très grands formats déplacées dans l’espace et qui interagissaient avec les autres œuvres. Ils ont une pratique qui se situe au croisement de plusieurs médiums, ce qui me plait beaucoup. C’est une forme d’expérimentation qui fait que le médium ne suffit pas à déterminer une pratique. C’est plutôt ce qu’on veut faire avec la technique qui m’intéresse. Les photographies ne sont pas montrées comme habituellement.

Vue d’exposition / exhibition view, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1 » / « de l’Ekumen, photoscenic piece n°3, act 1 », Galerie Valeria Cetraro, 2021 Courtesy Galerie Valeria Cetraro et Salim Santa Lucia

2) Y a-t-il eu des modifications dues à la crise sanitaire ?

Je n’ai pas changé la programmation. Il y a quelques expositions qui sont décalées du fait du premier confinement, mais globalement cela n’a pas changé. On a réussi à suivre le même ordre des choses. La chose qui a changé c’est la durée des expositions qui dure plus d’un mois maintenant. Pour permettre aux gens de voir les expositions malgré le confinement, malgré le couvre-feu, avec les changements d’horaires, et aussi parce que nous sommes moins soumis aux impératifs liés aux événements comme les foires, donc des évènements d’envergure, qui ont quand même très souvent un impact sur les dates de vernissage car on se positionne en parallèle de tout ça. Effectivement c’est plutôt très bien parce qu’on a beaucoup plus de liberté. On peut décider à un moment donné qu’on prolonge d’une semaine l’exposition… On se rend compte que cette liberté pour travailler est nécessaire. Beaucoup de questions sur la temporalité se prolongent : le temps qu’on accorde avec le travail avec les artistes et avec notre public. L’idée est d’arriver à prendre ces moments de suspens pour avoir plus de temps.

3) Quels sont les objectifs de votre galerie ? quelles missions sont importantes pour vous ?

Il est évident qu’on est là pour diffuser, promouvoir, vendre le travail des artistes mais il n’y a pas que ça. Aujourd’hui, l’idée principale dans cette galerie c’est d’arriver à créer un cadre qui pourra permettre aux artistes de travailler à long terme, d’avoir le temps d’évoluer dans leur parcours. C’est-à-dire qu’en fait la recherche artistique prend du temps. Malgré la vitesse dans laquelle nous sommes, le travail artistique est aussi une recherche, une expérimentation qui comme je le disais surtout dans les premières phases du travail d’un artiste, prend du temps, et nous on doit contribuer à donner ce temps. Il y a des phases de monstration du travail d’un artiste, mais aussi des phases de travail en atelier où l’artiste a besoin d’être concentré. Nous on doit permettre que, pendant cette phase-là, les fils de communication avec les autres acteurs du milieu de l’art soient maintenus. On sert d’intermédiaire. D’une part, l’objectif de la galerie c’est de rendre réalisable les choses, que ce soit visible, de permettre la concrétisation des choses mais aussi de maintenir un fil de communication même quand l’artiste n’est pas forcément présent, quand il ne peut pas être dans les réseaux sociaux. Évidemment, un autre des objectifs est de permettre aux œuvres et aux artistes d’intégrer des collections publiques, qu’ils puissent montrer leur travail dans des centres d’art pour qu’ils puissent s’inscrire de façon durable dans une scène artistique. L’autre objectif c’est aussi de fidéliser un public qui prenne le temps de comprendre le travail des artistes, qui ne soit pas simplement dans une observation de l’objet artistique mais qui comprenne le travail aussi comme un projet. Je reviens toujours sur le rapport à la recherche de la pratique artistique. La question c’est d’essayer de créer le contexte pour face à un monde très rapide, de créer une bulle de temps pour rester sur une forme de contenu.

4) Comment faites-vous entre vos recherches curatoriales et les propositions des artistes ? Laissez-vous de la liberté aux artistes ? Comment intervenez-vous dans leur pratique ? les guidez-vous ou pas ?

C’est les deux parce que quand un artiste fait son exposition dans ma galerie il a carte blanche. C’est-à-dire que c’est tout son travail qui m’intéresse donc je suis sûre qu’il va faire une très belle exposition. Par contre, le travail de concertation ne se fait pas forcément que pour une exposition, mais il se fait tout du long. C’est-à-dire que nous sommes quand même en communication tous les jours, tous les mois, et pas seulement au moment où on expose. En effet, il y a quand même des influences, des concertations, ça arrive même que les artistes à travers eux ils s’influencent. Il y a des sortes de clin d’œil, des filiations qui se créent entre les uns et les autres. Il y a quand même des artistes qui ont différents âges ici à la galerie. Après, comme la plupart sont arrivés par des questions qui m’intéressaient, il y a effectivement des points communs presque inconscients qui existent. Il y a des pratiques communes, pas forcément dans l’esthétique finale des œuvres.

5) Quels sont vos points d’intérêts qui regroupent les artistes ?

Ce serait de se situer au croisement entre plusieurs pratiques. C’est-à-dire que c’est quand même rare que dans la galerie il y ait des œuvres que l’on ne peut rattacher qu’à un seul médium. Ils sont tous en train de travailler en même temps avec la sculpture, l’image, la vidéo. Ils sont tous à la fois dessinateurs, sculpteurs. Il y a beaucoup d’œuvres qui ont un caractère sculptural tout en étant murales par exemple, qui sont faites de beaucoup de strates ou beaucoup de transparences. C’est vraiment une attitude qui fait qu’il y a toujours un rapport à l’espace même quand on traite l’image purement dite. J’ai l’envie que les choses se croisent. D’ailleurs, cela peut être un travail difficile à communiquer au public globalement car il y a beaucoup de strates de lecture. Les artistes cherchent beaucoup. Je peux citer Laura Gozlan qui fait de la vidéo, mais qu’on ne pourrait pas pour autant définir en tant que vidéaste, elle est sculptrice aussi, et elle fait un travail de contenu théorique important. C’est la même chose avec Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac. Je peux aussi faire des parallèles entre le travail de Pierre Clement et Pierre Weiss, qui font des œuvres murales qui font penser à des peintures mais qui sont aussi un travail de sculpture. 

Ce roman d’Ursula K. Le Guin parle de la question du genre, de ces formes hybrides. Laura Gozlan a aussi sa manière d’en parler. Enfin, ils sont plusieurs à s’emparer de ce sujet. Je pourrais dire que d’une autre façon totalement différente Pia Rondé & Fabien Saleil qui travaillent souvent avec des reliques d’animaux finissent par travailler avec cette lisière entre la vie et la mort, sur la transformation de l’organisme, de l’être humain… Par leur aptitude à créer des formes hybrides aussi bien dans les matériaux, dans les formats que dans les médiums choisis, ils ne peuvent que s’intéresser aux mêmes questions d’actualité : l’indétermination, l’impossibilité de mettre des pratiques et des individus dans des cases et la coexistence entre plusieurs états masculins, féminins. Il y a aussi deux duos dans la galerie qui est aussi une manière de penser le binôme, la dualité.

6) Comment vous travaillez avec les institutions, les musées ? Comment vous voulez promouvoir vos artistes en dehors de votre galerie ?

Avec les autres galeries, il y a toujours beaucoup de solidarité, de partage. Ça se passe très bien. Quand j’étais rue Saint Claude j’ai partagé pendant quatre mois l’espace d’une autre galerie, Thomas Bernard, ce qui m’a permis de conserver ma programmation initiale. On essaye de faire pas mal d’événements en commun. 

Par rapport aux institutions, je pense que c’est toujours très important de faire le déplacement dans les centres d’art quand les artistes font des expositions chez eux, que ce soit loin ou pas loin, que ce soit des expositions collectives ou personnelles, c’est toujours l’occasion de rencontrer les équipes des centres d’art qui font un travail considérable et qui sont davantage disponibles et à l’écoute dans cette situation. C’est très important aussi de s’intéresser à leur programmation pour comprendre en quoi le travail de notre artiste pourrait les intéresser, avant de les solliciter. Les collaborations peuvent plus facilement se mettre en place avec les centres d’art qu’avec les musées. Nous allons faire une exposition en collaboration avec le centre d’art les Bains douches en juillet où il y aura deux artistes de la galerie, deux autres artistes invités par le centre d’art et c’est autour d’un projet porté par le centre d’art depuis plusieurs années autour de l’artiste Piero Heliczer. Ce sont plusieurs années d’échange. On essaye de favoriser le dialogue à la galerie avec des rencontres, des talks, tisser des liens avec des moments de rencontre. Il y a aussi tout le processus de de propositions d’acquisitions où on fait des dossiers qui s’adressent aussi aux fondations et aux FRAC.

La galerie Valeria Cetraro présente en avril 2021 un solo show d’Anouk Kruithof intitulé Trans Human Nature qui explore les questions des formes de vie possibles et la pluralité des mondes vers des mutations et les hybridations des sphères naturelles, technologiques et sociales de notre monde futur.

Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia Courtesy Galerie Valerie Cetraro et Salim Santa Lucia

EMMA RIBEYRE

Image d’entête: Pétrel I Roumagnac (duo), de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, prise de vue photographique lors de la mise en scène du script dramaturgique (Kyoto International Conference Center) Courtesy Galerie Valeria Cetraro

L’hiver de la culture

A défaut de pouvoir les visiter, Zao vous propose de retrouver en images les grands événements culturels et expositions avortés, raccourcis, reportés de fin 2020/début 2021.

Une façon de mettre en lumière ces projets, en espérant de les découvrir de nos propres yeux prochainement !

« Thierry Mugler : couturissme  » au @madparis

Alan Strutt, Yasmin Le Bon (Londres, 1997). Collection La Chimère, haute couture automne-hiver 1997-1998
© Alan Strutt

Sur les traces de la figure singulière qu’est le couturier Thierry Mugler, l’exposition retracera son oeuvre, ses créations, son imaginaire.

Initialement prévue en octobre 2020, reportée à une date ultérieure non communiquée.

« Matisse, comme un roman » au @centrepompidou

Henri Matisse, « La Blouse roumaine », 1940. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne. Don de l’artiste à l’État, 1953 © Succession H. Matisse Photo © Centre Pompidou, Mnam-Cci / G. Meguerditchian / Dist. RMN-GP

Ouverte une poignée de jours avant le deuxième confinement,  le Centre Pompidou rend hommage à Matisse, retraçant les débuts du jeune artiste, tard venu à la peinture dans les années 1890, jusqu’à la libération complète de la ligne et de la couleur avec les gouaches découpées.

Inaugurée en octobre 2020, réouverture incertaine.

« Picasso – Rodin » au @museerodinparis et @museepicassoparis

Pablo Picasso, “Le Baiser”, Mougins, 26 octobre 1969, Huile sur toile, 97x130cm, Musée national Picasso-Paris (c) Succession Picasso / Auguste Rodin, « Le Baiser », vers 1885, plâtre patiné, 86 x 51,5 x 55,5 cm, Paris, Musée Rodin

Si les musées ne rouvrent pas en février (et nous n’y croyons malheureusement pas non plus), il faudra patienter quelques temps avant de contempler la confrontation du travail de Auguste Rodin (1840-1917) et Pablo Picasso (1881-1973). Déclinée simultanément au musée national Picasso-Paris et au musée Rodin, un format original que Zao salue, l’exposition permettra de découvrir un dialogue entre les deux monstres sacrés de l’art du XIXe.

Initialement prévue du 9 février au 18 juillet, maintien, annulation ou report de l’exposition non communiqués pour le moment.

« Le Corps et l’Âme. De Donatello à Michel-Ange. Sculptures italiennes de la Renaissance » au @museelouvre.

Organisée avec le musée du Castello Sforzesco de Milan (@castellosforzescomilano), l’exposition présentait plus de 140 oeuvres de la moitié du Quattrocento jusqu’au 16ème siècle, l’apogée de la sculpture de la Renaissance. On pouvait y admirer notamment des chefs-d’oeuvre sculpturale des collections du musée comme l’Esclave mourant de Michel-Ange.

Initialement prévue du 22 octobre 2020 au 18 janvier 2021.

L’ouverture de la Bourse de Commerce (@boursedecommerce)

Bourse de Commerce-Pinault.
© Patrick Tourneboeuf – Courtesy Bourse de Commerce-Pinault Collection

La grande inauguration de la Bourse de Commerce, qui présentera la Collection Pinault au sein du monument classé parisien, a été reportée une nouvelle fois à l’aube du deuxième confinement, à cause de l’impossibilité des lieux culturels à rouvrir.

Le tout dernier temple de l’art contemporain devait ouvrir ses portes en juin 2020, puis au printemps 2021, pour enfin décaler son inauguration le 23 janvier 2020. Travaux terminés, le musée est prêt à accueillir les publics : « Waiting for the green light… » peut-on lire sur son compte Instagram.

« Le monde se détache de mon univers » Et ses commissaires d’exposition

En septembre, le collectif échelle réelle, composé des élèves du master 2 Sciences et Techniques de l’Exposition de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, présentait à la Galerie Michel Journiac son projet de fin d’année sous la direction de Madame Françoise Docquiert et en collaboration avec le photographe Raphaël Dallaporta. Cette exposition intitulée Le Monde se détache de mon univers interroge les difficultés d’imaginer le futur dans un contexte sociétal marqué par « l’instabilité économique, l’urgence climatique et les dérives du progrès industriel ». En sélectionnant seize artistes émergeants, les étudiants ont pu offrir leur point de vue sur cette thématique riche, rassemblant des oeuvres aussi diverses par leur forme que par leur réflexion.

A cette occasion, j’ai rencontré Armande Gallet et Virna Gvero, deux des dix-neuf curatrices et curateurs. Nous avons discuté des rapports humains dans le contexte de l’anthropocène, du lien de l’artiste contemporain à la nature ou encore du processus de mise en oeuvre d’une telle exposition d’art. Voici donc un aperçu de ce riche entretien.

LE MONDE SE DETACHE DE MON UNIVERS

L’exposition emprunte son titre à un vers de Paul Eluard, « Ne plus partager », ce qui peut surprendre en ce que jamais le poète n’a pu exprimer de doute ou d’angoisse sur l’avenir de nos sociétés post-industrielles. Pour autant, il s’accorde parfaitement avec la vision du collectif étudiant et de ses échanges avec Raphaël Dallaporta, centrée sur une remise en question de la notion de progrès technique et technologique dans le monde actuel qui se sépare de son environnement, vit dans un monde incarnant à son paroxysme la dichotomie « nature/culture ».

Armande : « C’est de cette notion et de cette remise en cause du progrès que l’on est partis. Mais c’est quelque chose de très vaste et en en parlant entre nous, on se rendait compte qu’on commençait à partir sur une de ces expositions sur l’anthropocène, un peu comme l’exposition Jusqu’ici tout va bien qu’il y avait à ce moment au Cent-Quatre. En fait, c’était trop massif d’essayer de traiter de  l’avenir de l’humanité, du futur au complet, etc. On se disait que dans une galerie de 100m², à notre échelle, c’était ridicule de s’attaquer à cette question. Ça ne colle pas au contexte dans lequel on est. (…) On a recentré notre sujet vers ça parce que les œuvres des artistes nous inspiraient. Donc on a un peu forcé la main en rassemblant des artistes, de façon peut être un peu artificielle, puisqu’ils n’avaient pas forcément une esthétique commune, mais il y avait là des préoccupations qu’on sentait chacun dans nos vies, qui est de voir dans son quotidien les évolutions du monde qui change, sans pouvoir contrôler cette évolution, ni  pouvoir agir, de se trouver attaquer dans notre confort.

Virna : Le vers de Paul Eluard est venu dans un second temps, ça a été une exposition sans titre jusqu’à très tard. Car le titre aurait pu limiter le projet, et l’amener vers une certaine direction. Paradoxalement, c’était la décision qu’on a le moins débattu (contrairement à la peinture, à la scénographie qu’on a débattu jusqu’à la dernière minute). Notre camarade Flavio a lu le vers et on s’est tout de suite dit que c’était très bien.

Armande :  Moi personnellement, quand je pensais au titre de notre expo, je pensais à une fenêtre, à un titre visuel sous la forme d’une fenêtre. C’est un motif dont on parlait beaucoup, parce qu’il y avait des œuvres qui nous intéressaient par rapport à cette thématique. Cela matérialise une paroi entre le monde intime et le monde public, entre l’intérieur et l’extérieur. Quand Flavio a trouvé ce vers, c’était la phrase qui permettait de mettre des mots sur cette paroi, qui peut s’ouvrir et se fermer, et c’est pour ça qu’il y a eu cette adhésion globale : le vers était parfaitement posé sur le visuel qui était aussi conceptuel de la fenêtre.

Ariane (Zao) : L’affiche de l’exposition part également du motif de la fenêtre, est-elle venue en même temps ?

Armande : Il y a deux éléments : l’affiche est en fait une maison où il y a justement ces ouvertures et on voulait qu’il y ait ces insistances sur ces ouvertures ; puis un dessin qu’on a fait pour le vernissage, qui reprend un peu cette esthétique.

Virna : Oui c’est sûr, je pense qu’il y avait aussi une œuvre de Jean Claracq qu’on avait choisi pour exposer, même si finalement on en a exposé une autre et il y avait ce motif de la fenêtre. Dans l’exposition, il y en a plein : les vitrines investies par le collectif, ce sont des fenêtres ; l’écran de l’ordinateur, que l’on utilise tous les jours, ça en est une aussi en quelque sorte ; le baldaquin de Camille Juthier, ce n’est pas une fenêtre, mais je trouve que ça en est une parce qu’on peut s’y installer et regarder l’exposition à travers les bâches de plastique qui la composent. Donc on a une vision brouillée, on a une paroi. Cela symbolise cette idée de regard qu’on a vers l’avant, et cette envie aussi de notre part, de ne pas donner de vision, d’interprétation. Par exemple, pour les œuvres de Danila Tkachenko, les photographies, où on a ces monuments d’un futur qui n’a jamais existé deviennent des monuments de nos convictions et des ambitions dont il ne reste plus que ça, des monuments couverts par la neige. Donc ce motif de la fenêtre revient de manière plus subtil, et c’est très important, tout comme la dynamique extérieur / intérieur qui était au centre de notre réflexion.

Armande : Le mot « détachement » dans le titre est LE mot juste pour caractériser tout ce que l’on veut dire, autant sur le détachement physique, la matérialité de cette paroi, que sur ce que ça implique conceptuellement.

Virna : C’est cette idée que c’est le monde qui se détache plutôt que l’individu qui se détache, c’est ce qu’on a essayé de présenter dans l’exposition, à travers cet intérêt pour la vie quotidienne des artistes et de leur vécu, ce qui se perd souvent avec la lecture que les commissaires font des œuvres.

FOCUS SUR UNE ŒUVRE

Jean Claracq, Villa Romaine, 2017, huile sur toile, 68x68cm, Courtesy of the artist and Galerie Sultana, Paris

Cette œuvre figure un immeuble sur le toit duquel sont postées des sculptures antiques. Des fenêtres s’ouvrent sur la vie des habitants, juxtaposées les unes aux autres, sans communication. Aucun échange n’est possible avec les personnages, entre eux ou même avec les sculptures. La représentation de cette atmosphère où se confrontent les époques et le sentiment d’isolement rappelle l’« inquiétante étrangeté » freudienne qui se dégage des peintures métaphysique de Giorgio de Chirico. La toile nous met face à la fragmentation des espaces urbains et mentaux dans la société contemporaine.

DÉPLACER LE REGARD : L’ŒUVRE D’ART, « UNE FENÊTRE OUVERTE SUR LE MONDE » EN 2020

La fenêtre est un véritable topos en histoire de l’art, Alberti – architecte et grand théoricien de l’art à la Renaissance – avait d’ailleurs défini le tableau comme une « fenêtre ouverte sur monde ». Il est donc passionnant que ce motif soit ré-approprié en 2020 par échelle réelle pour retourner le paradigme humaniste du rapport de l’humain et de l’artiste à la nature. L’exposition aborde largement la question de l’anthropocène, de questions climatiques et du lien urbain à la nature.

Cependant, Virna ne conçoit pas ces œuvres comme un retournement, une révolution mais bien plus comme un « déplacement du regard » pour s’éloigner d’un anthropocentrisme dominant dans notre culture et abandonner l’illusion que c’est l’homme qui (re)crée le monde et la nature.

Armande :  La tradition artistique s’est beaucoup fondée sur la vision de l’homme qui contrôle, maîtrise le monde. Il y a un aspect très politique de cette vision humaniste de la société : il y a une maîtrise par l’homme de son environnement par les institutions et le système qu’il a mis en place. »

Ainsi,  Le monde se détache de mon univers donne à voir comment l’homme transforme la nature, cherche à la contrôler artificiellement, pour finalement s’en déconnecter.

FOCUS SUR UNE ŒUVRE

Camille Juthier, Delightfull falls, 2019, bâches plastiques et plantes, courtesy of the artist

Cet immense baldaquin de plastique renferme comme un herbier gigantesque des plantes qui se décomposent lentement sous les yeux du spectateur. Comme des clins d’yeux aux traditions de l’étude scientifique de la nature et de la représentation du motif floral dans l’histoire visuelle de l’art, cette installation vit et meurt face à nous, malgré cette mise à distance et cette intervention humaine. Le spectateur peut entrer dans cet espace et regarder le monde au travers de cette paroi translucide mutante, éclairée par une ampoule recouverte de matière organique ou reproduisant le végétal.

DES ŒUVRES D’ART COMME SYMPTÔMES

Mais le collectif refuse de présenter des œuvres trop critiques ou tout du moins trop démagogiques. Le propos de l’exposition est de pousser le visiteur à la réflexion sans lui imposer un discours fermé. Ainsi, on ne trouve sur place que peu de textes, aucun cartels fixés au murs et on laisse le choix au regardeur de formuler une critique.

Virna : « Beaucoup de choses dans l’exposition montrent que l’on a eu envie d’être en retrait par rapport à la figure du curateur « super-star », on n’a pas mis de cartel, on n’a pas mis de texte d’exposition. Enfin, on a mis des textes, mais c’est vraiment le choix du visiteur de les lire ou pas, à quel moment les lire. Les gens peuvent aussi s’en passer et voir l’exposition sans avoir aucune indication de notre part. C’était important pour nous de ne pas imposer une vision, ce qui est souvent le cas quand on va voir une exposition aujourd’hui. »

Armande : « Ce qui est commun aux œuvres, c’est le fait qu’elles ne soient pas des critiques, pas des opinions. Elles sont des symptômes et des constats sur plusieurs types de sociétés. Le constat est plus ou moins le même : ces sociétés qui essaient de contrôler ne peuvent le faire.»

Le terme « symptôme » capture bien cette volonté de qualifier objectivement un phénomène hors de contrôle, dont il faut trouver la source, tirer des conséquences. Les œuvres présentées montrent aussi l’ironie de situations absurdes qui font notre quotidien, sans enfermer le débat dans un manichéisme stérile. Comme l’illustre Camille Juthier dans sa Décoction 1, parfois, les plantes poussent sans des produits chimiques : dans un monde déconnecté des réalités du vivant, celui-ci s’adapte même à des produits bactéricides.

Évidemment, ces constats, ces paradoxes pointés du doigts dans l’exposition reviennent à questionner le rôle social, politique de l’artiste lui-même. Aujourd’hui, les expositions et les œuvres engagées sont omniprésentes sur la scène artistique mondiale. Au point que pour Virna, il n’y ait « plus le temps de faire de l’art pour l’art ». Peut-être moins radicale, pour Armande « les artistes ont la liberté de déplacer le point de vue, le regard sur des situations. Depuis cet angle, cela dit beaucoup de notre société, nous fait comprendre notre propre contexte. »

FOCUS SUR UNE ŒUVRE

Sarah Del Pino, Rêvent-elles de robots astronautes ? , 2017, film (25 minutes), Collection FRAC Auvergne, Adagp, Paris 2020

Cette œuvre vidéo nous montre une usine de production laitière : des vaches vivent dans un monde entièrement automatisée, sans homme. Le spectateur assiste à leur quotidien habituellement dérobé à notre regard. Selon Armande, cela pourrait être « dur à regarder, on pourrait croire que c’est très polémique dans un contexte plein de débats. On pourrait avoir peur de l’œuvre polémique, qui ferait du rentre dedans au débat actuel, mais au final on se trouve plongé dans l’intimité des vaches. L’artiste montre juste ce qui se passe concrètement dans cette usine sans homme, entre les vaches et machines. Tout cela est très problématique, mais ce n’est pas le sujet de la vidéo qui est juste un constat. » Il nous revient de nous questionner. Il n’y a d’ailleurs aucun discours, remarque la curatrice, aucune voix off juste le bruit des machines, des vaches.”

Mais outre le regard des artistes, la question des commissaires doit être posée, tout simplement compte tenu de la position de mes interlocutrices, mais plus généralement dans la mesure où la figure du commissaire d’exposition ou curator prend de plus en plus d’importance dans le monde de l’art contemporain. C’est pourquoi j’ai demandé à Armande et Virna de me donner leur(s) définition(s) du métier de commissaire d’exposition.

Virna : «  Pour moi, c’est plus un accompagnement. Et j’aime bien la racine du mot curateur et l’idée que ce soit du soin, prendre soin de l’œuvre d’art, ce qui est d’ailleurs l’idée derrière la notion de conservateur aussi. Mais, cette notion, je pense qu’aujourd’hui, se développe de façon différente, ce n’est pas que de la préservation ou de la restauration des œuvres. C’est une figure très polyvalente.»

Plus concrètement, et selon les mots d’Armande, ce mot « recoupe beaucoup de pratiques très différentes et si on a envie de créer une sorte de définition globale, il faudrait prendre en compte son rôle d’initiateur dans les multiples étapes nécessaires à l’élaboration d’une exposition, à commencer par le choix des artistes. Souvent on assiste à deux modalités du commissariat, celle qui part d’un thème pour y intégrer des artistes et celle qui part des artistes pour en faire découler un thème. Chacun de ces deux contextes engendrent des politiques curatoriales très différents. Il y a ensuite toute la réflexion conceptuelle qui en découle, mais aussi la question de son insertion dans une histoire de l’art : replacer la pratique, la pratique des artistes que tu présentes, ce que ça va apporter à l’histoire de l’art, à la création dans sa globalité, pourquoi c’est pertinent en ce moment, maintenant de montrer ça. Il y a un vrai travail contextuel à faire. Mais ce qui est le plus important, c’est de décider quelle relation tu entretenir avoir avec le ou les artistes que tu montres.

La particularité de notre projet, c’est qu’on était 19 et donc le commissariat était fort, alors que parfois l’artiste est plus présent dans le projet, avec un commissariat moins fort. On était « condamnés » à être un commissariat puissant. Donc ça a eu des conséquences sur le rapport de force, sur l’équilibre entre les deux. Malgré tout, une des premières choses dont on a parlé était qu’on ne voulait pas faire un commissariat tourné vers s’inscrire dans le réseau des professionnels de l’art contemporain et donc faire un commissariat qui va mettre en avant nos qualités, nos connaissances, qui va montrer qu’on connait plein de choses de l’art contemporain. Très tôt, on a parlé tous ensemble de l’importance de faire un accompagnement avec les artistes, d’essayer de les rencontrer au maximum, quand c’était possible, quand ils le voulaient, de leur poser des questions sur leurs travaux et si possible de faire des productions. C’est pour ça qu’on a une partie assez importante de productions et de programmations de performances qui illustrent bien cette politique. »

Pour la première fois, Armande et Virna, ainsi que leurs dix-sept autres co-commissaires, ont pu exercer ce rôle qu’elles étudiaient depuis un an. De la projection à la pratique effective se dégage nécessairement un écart sur lequel elles sont revenues.  

Virna confie son appréciation pour l’évolution des regards qu’elle a pu porter sur les oeuvres au fil du parcours de cette exposition, grâce à ses échanges avec les artistes, les rencontres avec eux, mais également grâce à la rencontre avec leur public. Lors de l’exposition et de son vernissage, les dix-neufs commissaires ont assuré la médiation de la manifestation culturelle, permettant notamment à Virna de « regarder les oeuvres qu’[elle connaissait], sur lesquelles [elle avait ] travaillé pendant un an, mais avoir un regard nouveau. [Lui] offrant une rencontre avec l’oeuvre qui ne finit jamais.»

De son côté, Armande ne s’attendait pas à ce que tout le projet découle autant du contexte dans lequel il s’inscrit. « Notre projet est étrange : faire une expo avec 19 commissaires, c’est étrange. Le lieu a été donné. Beaucoup d’éléments extérieurs ont déterminé cette exposition. ».

L’AVENIR DES EXPOSITIONS : ECOCONCEPTION, LE REFUS DU WHITE CUBE ET COVID-19

Evidemment, étant composé que de jeunes commissaires d’expositions, qui connu leur première expérience dans le métier en 2020, le collectif échelle réelle s’est confronté aux enjeux contemporains de l’avenir des expositions de manière générale.

Une approche de l’éco-conception

Le thème de l’exposition lui-même étant particulièrement lié aux questions environnementales, il importait énormément aux étudiants de Paris 1 de limiter l’impact écologique de leur projet. Ainsi, une approche particulièrement originale de l’éco-conception a été entreprise. « Ces préoccupations ont eu des conséquences sur toute la direction artistique du projet, y compris la sélection des artistes : il a été décidé que pour les oeuvres matérielles, elles seraient en Ile-de-France, le problème ne se posant pas pour les oeuvres immatérielles », explique Armande, « On a pris une camionnettes et on a pensé les points de ralliement. C’est déjà quelque chose mais c’est un champ encore en friche.  Il y a une pensée autour de l’éco-conception qui se développe mais reste encore en germe, a du mal à remonter aux institutions. On est une petite échelle géographique, donc petit impact mais cela nous a ouvert une réflexion sur les perspectives ».

Cette conscience des enjeux écologiques qui pèsent sur l’industrie des expositions temporaires comme sur beaucoup d’autres, a également permis au collectif d’offrir une scénographie constituée de meubles de leurs propres appartements, afin d’éviter de produire plus ou d’avoir recours à du mobilier jetable pour leur exposition.

Sortir du White cube

Cette décision implique également un positionnement intéressant vis à vis du traditionnel « white cube », soit la volonté d’un espace d’exposition neutre, totalement épuré, théorisé par Brian O’Doherty dès les années 1970 mais présent dans les scénographies depuis les années 1930.

En effet, Le Monde se détache de mon univers présentait les oeuvres sur des murs peint en vert olive, où le mobilier est si familier qu’il appartient habituellement aux logements des commissaires de l’exposition. Armande et Virna expliquent que ce parti pris, s’éloignant d’une modalité courante de présentation de l’art contemporain, a été très vite décidé au sein de leur équipe, qui souhaitait montrer que le « cube blanc » est une possibilité, mais loin d’être la seule. L’espace peut influer sur la perception des oeuvres mais ne devrait pas non plus être figé dans des codes de monstration trop restreints. « On en est à penser que ne pas peindre un mur en blanc, c’est un parti pris fort en matière d’esthétique, c’est quand même très restrictif,» me dit Armande.

Une exposition au temps du coronavirus

Loin de moi l’envie de célébrer l’omniprésence du coronavirus dans nos médias et nos vies, je n’ai pu m’empêcher de faire une lecture du titre de l’exposition Le monde se détache de mon univers, avec l’expérience  généralisée du confinement connu ces derniers mois. J’ai donc demandé à nos commissaires, ce qu’elles avaient pensé de l’expérience de l’organisation d’une première exposition dans un tel contexte.

Armande : « C’est très étrange. Ce qui m’a le plus fait violence, c’est cette sensation qu’on voulait conserver le projet originel alors qu’on a grandi depuis et changé en trois mois. On avait envie de concrétiser le projet mais on a été obligés de revenir et se remettre dans la situation : qu’est ce qu’on a voulu dire il y a trois mois ? Difficile à faire mais bénéfique parce qu’on lit très différemment les oeuvres qui cheminent différemment dans ton esprit. (…). On a pu redécouvrir les oeuvres (…). Et il s’avère que le thème de l’exposition est un peu prémonitoire, ce qui n’était pas volontaire.(…) Mais si le confinement est possible aujourd’hui, c’est parce qu’on a notre intérieur confortable où on peut se détacher du reste du monde. Cela manifeste une évolution de l’espace domestique actuel réel et qui a pris son sens pendant le confinement mais était déjà là avant. (…) Coïncidence heureuse ou malheureuse, en tout cas, ça dit quelque chose de la société organisée entre monde intérieur et extérieur.

ARIANE DIB

Exposition Alaïa / Balenciaga, une ode à l’art de la mode

Affiche de l’exposition, d’après MONDINO Jean Baptiste, Azzedine Alaïa, 1988. 

Le 18 rue de la Verrerie est une havre de beauté et de mémoire pour tout amoureux de mode. En effet, cet ancien entrepôt du BHV, accessible par une discrète cour couverte d’une verrière, accueille les créations d’Azzedine Alaïa depuis que le créateur l’avait acheté et rénové en 1988. Le fameux couturier tunisien y avait installé son atelier au coeur du Marais et tous ses défilés s’y déroulaient. Aujourd’hui, le lieu revit à l’occasion d’une exposition « Azzedine Alaïa collectionneur : Alaïa et Balenciaga, Sculpteurs de la forme » du 20 janvier et au 28 juin 2020. 

HOMMAGES AUX MONSTRES SACRÉS

L’Association Azzedine Alaïa, créée par le couturier éponyme en 1998 et lui survivant, souhaite ici célébrer un parallèle entre deux maîtres et leur héritage artistique. 

Cristóbal Balenciaga, né en 1895 au pays basque, a émigré en France et fondé sa maison à Paris en 1937, poussé par la guerre civile espagnole. Il prospéra dans ses salons du nº10 avenue George V., où il opérait un véritable renouvellement formel du vêtement, modernisant sans cesse les coupes et les volumes des pièces  taillées pour ses clientes. La maîtrise technique aussi bien que la créativité innovante celui qu’Hubert de Givenchy surnommait « l’architecte de la mode », marquèrent une époque. 

© Hiro , Alberta Tiburzi dans une robe de cocktail de soie noire de Cristobal Balenciaga “Quatre Corne, Harper’s Bazaar, Septembre 1967.

Quand l’ère du prêt-à-porter vivait une transformation radicale des modes de production, Balenciaga refusa de brader son savoir-faire et préfèra mettre fin à sa carrière en 1968. C’est là qu’entre en scène Azzedine Alaïa : la directrice générale adjointe de Balenciaga, Mademoiselle Renée, se désolant de voir les modèles et tissus abandonnés propose au couturier originaire de Tunis de se servir dans les stocks afin d’exploiter ces archives. Alaïa, venant d’installer sa Maison à Paris (où il vivait depuis 1956), raconte être sorti de l’atelier de Balenciaga avec des sacs poubelles pleins, mais souhaitant conserver précieusement ces pièces, ne jamais y toucher. Ainsi Alaïa devint fervent collectionneur, avide de préserver le patrimoine culturel et artistique de la mode. Il convoitait des pièces de Balenciaga, Madame Grès, Schiaparelli … quand personne ne spéculait sur le marché de ces biens de collections et où la reconnaissance institutionnelle de la mode en était à ses balbutiements. Sachant porter un regard sur l’histoire, il créa des modèles à la fois provocateurs et intemporels, faisant preuve d’un savoir-faire hors du commun.

© Arthur Elgort, Noami Campbell et Azzedine Alaïa, 1987.

LA MISE EN MIROIR

Une scénographie immaculée et labyrinthique donne à voir les formes obscures et élégantes des silhouettes vêtues presque toutes de noir. Les créations semblent véritablement façonner les corps par le médium du tissus, et personne ne doute de la pertinence du sous-titre de l’exposition. Chaque pli prend sens et absorbe le regard. Les jeux de tissus et la technicité des matières fascine : les cuirs sont ciselés, dentelés, les velours drapés. Il apparaît, tant pour les oeuvres du maître espagnol que celles du créateur tunisien, que le savoir-faire et la qualité des matériaux aussi bien que des coupes fait tout.

© Stéphane Aït Ouarab Fondation Azzedine Alaïa. Exposition Azzedine Alaïa & Balenciaga.

 Balenciaga, et Alaïa s’accordaient dans la pensée qu’une création demandait du temps pour prendre forme, pour se perfectionner. Ils ont tous les deux fait le choix de ne jamais abandonner ce paradigme, parfois au dépens des enjeux financiers et de la commercialisation de leurs pièces. C’est le point de départ de cette exposition. Alaïa, par exemple, était connu pour être systématiquement en retard et capable de retoucher une pièce jusqu’au dernier instant avant un défilé. Il en  a impatienté plus d’un, animé par la certitude qu’il valait mieux ne rien montrer que de laisser voir quelque chose d’imparfait. Il considérait également que l’accélération du rythme des défilés était un frein à la qualité de ses créations et avait choisi de rester hors du calendrier global. C’est peut-être cette temporalité de la confection du vêtement, cette résistance à une massification de la production qui ont permis à Balenciaga comme à Alaïa de ne pas se perdre dans des tendances aisément démodées. Les oeuvres exposées apparaissent suspendues dans le temps, pertinentes aussi bien en 1960, en 1980 qu’en en 2020. A l’heure de la fast fashion et des semaines de la mode, exposer cette mode, c’est tout une tribune. 

Créer de l’intemporel a également permis à ces deux monstres sacrés de jouer avec les traditions et de détourner les usages. Ainsi, le gothique apparaît dans un blouson de cuirs noirs et vinyle chez Alaïa (Couture automne-hiver 1989) et le boléro devint radicalement moderne chez Balenciaga (comme par exemple dans cette pièce de Haute couture circa 1940). Cela peut aussi vouloir dire ne pas oublier d’où ils viennent, leurs origines et passé respectifs, ni leur amour pour Paris leur ville adoptive, comme l’illustre cette incroyable photographie de Jean Paul Goude où Alaïa présente Jessye Norman vêtue d’une robe tricolore volumineuse et dont les mains sont recouvertes de motifs peints au henné bleu. 

© Garance André, Boléro de cuir sur vinyle, Couture automne-hiver 1989

© Jean-Paul Goude, Jessye Norman se préparant à chanter la Marseillaise pour le bicentenaire de la Révolution Française avec Azzedine Alaïa, Paris, 14 juillet, 1989

Mais outre ces liens esthétiques, idéologiques ou même biographiques des deux maîtres, cette exposition tient un propos intéressant sur le collectionnisme de la mode. 

MODE ET COLLECTIONNISME

Si Azzedine Alaïa a su voir la valeur historique, esthétique dans les archives de Cristobal Balenciaga, puis de bien d’autres, c’est qu’à son époque et dans sa vision, la mode s’est affirmée comme un art. Un changement de paradigme s’est opéré et accentué vis-à-vis de la création vestimentaire à la fois passée et contemporaine d’Alaïa. C’est aussi le point de vue d’artiste qu’il semble adopter. Dès 1985, Alaïa présente ses collections dans des décors de Jean-Paul Goude et en invitant des artistes mondialement reconnus comme Andy Warhol à ses défilés. Cette même année, une exposition, « Mode 1980-1985 : une journée avec Azzedine Alaïa » est consacrée au créateur au CAPC, le musée d’art contemporain de Bordeaux, où la haute couture est présentée aux côtés des oeuvres de Dan Flavin. 

La reconnaissance institutionnelle de la mode s’est établie dans les années 1980 et est aujourd’hui ancrée et rayonnante au sein de l’écosystème culturel. De nombreux musées dédient des rétrospectives monumentales à des designers voire mettent en oeuvre des parcours permanents de créations vestimentaires (à l’instar du Palais Galliera qui rouvrira bientôt ses portes). Alaïa et Balenciaga eux-mêmes ont pu être récemment célébrés par des expositions phares de Paris Musées [1].

Le marché de l’art a également pris en compte cette évolution et les collections privées de mode font l’objet de ventes aux enchères très médiatisées comme chez Christie’s avec la prisée du vestiaire Yves Saint Laurent de Catherine Deneuve.

Finalement, à cet ôde à la mode, cette mémoire de la création retranscrite par la collection d’Azzedine Alaïa, font échos les efforts de l’association Azzedine Alaïa et d’Olivier Saillard, le commissaire de l’exposition, pour conserver et valoriser l’oeuvre de grands créateurs. 

ARIANE DIB


“Azzedine Alaïa collectionneur – Alaïa et Balenciaga sculpteurs de la forme”
20 janvier 2020 – 3 janvier 2021
Fondation Azzedine Alaïa, 18 rue de la Verrerie, 75004 Paris
Ouvert tous les jours de 11h à 19h
Tarif réduit 2€
Plein tarif 4€


1• Balenciaga, l’oeuvre au noir, Palais Galliera au Musée Bourdelle, Du 8 mars au 16 juillet 2017, Commissariat de Véronique Belloir, chargée du Département Haute Couture au Palais Galliera Alaïa, Palais Galliera, Du 28 septembre 2013 au 26 janvier 2014, commissariat d’Olivier Saillard, directeur du Palais Galliera

[REGARDS RETROSPECTIFS] Gustave Moreau : vers le songe et l’abstrait

[Ecrit il y a trois ans pour L’Aparté, découvrez l’article qui parle de l’exposition « Vers le songe et l’abstrait » qui a eu lieu au Musée national Gustave Moreau du 17 octobre 2018 au 21 janvier 2019.]

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Paris, IXe arrondissement : au sein de la magnifique demeure de la famille Moreau se cache l’un des musées nationaux les plus fascinants de la capitale. Outre les collections permanentes de ce véritable bijou symboliste, l’établissement réserve de nombreuses surprises. 

Y est présentée l’exposition « Vers le songe et l’abstrait », qui montre une série de travaux préparatoires de Gustave Moreau s’apparentant à des oeuvres abstraites. En effet, devant certaines aquarelles sur vélin et autres ébauches de compositions semblent s’offrir à nous des pièces dignes de Zao Wou-Ki ou Nicolas de Staël, pourtant réalisées dans la seconde moitié du XIXème siècle. La couleur y est constructive d’un espace quasi méditatif, peint à vifs coups de pinceau. Elle cohabite avec une harmonie formelle du vide, où les toiles et cartons sont laissés en branle.

A bien des égards, cet évènement transforme le regard du spectateur sur l’oeuvre, le peintre et l’institution elle-même.

D’ « ESSAIS COULEURS » À ŒUVRES

Ces travaux préparatoires, ébauches ou « essais de couleurs » selon les mots de l’artiste,  voient leur statuts évoluer puisqu’ils sont aujourd’hui exposés pour eux-mêmes et non plus comme brouillons, entraînements. Le caractère expérimental qui pouvait caractériser leur absence de finitude est désormais le signe même de leur intérêt. Ils connaissent ainsi ce que Malraux appelait une «métamorphose » et accèdent au statut privilégié d’oeuvre d’art. Mais même la question de l’importance de ces objets aux yeux du peintre n’est pas si simple à résoudre : de nombreux « essais de couleurs » ont été peints sur du papier de vélin, une matière particulièrement précieuse, qu’il serait donc étrange d’utiliser comme support d’une simple ébauche de palette. En outre, la quantité  conservée de ces « essais de couleurs » et esquisses de composition est non négligeable ce qui laisse à penser qu’ils revêtaient déjà à l’époque de leur réalisation une valeur artistique particulière.

Ébauche, huile sur toile, 27 × 22 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 1151 © RMN-Grand Palais

GUSTAVE MOREAU ENTRE LES DEUX VOIES DU RENOUVEAU PICTURAL

Si Gustave Moreau est particulièrement connu pour ses oeuvres symbolistes, il peut être important de l’appréhender sous le prisme plus large de son époque. En effet, étant actif dans la seconde moitié du XIXème siècle, il n’a pu échapper aux nouvelles considérations scientifiques, puis artistiques, du siècle concernant la couleur.  La manière de l’artiste symboliste exprime ici une conception du paysage, plus esquissée, mouvementée par les teintes, qui a déterminé les pratiques de Delacroix, Manet ou Monet. 

Revoir Gustave Moreau ainsi, c’est finalement décloisonner certaines approches picturales du XIXème siècles qui paraissaient peut être s’opposer. C’est rallier la matière à la finesse du dessin à l’encre de peintures comme Le Triomphe d’Alexandre Le Grand.

Le Triomphe d’Alexandre le Grand, huile sur toile, 155 × 155 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 70 © RMN-Grand Palais

GUSTAVE MOREAU ET LES AVANT-GARDES

Cela permet également de comprendre le lien de Moreau avec la génération suivante qu’il forma. En effet, si ces travaux étaient préparatoires et par conséquent non accessibles du public, ils attestent du processus artistique de Moreau qu’il a inculqué à nombre de ceux qui seront les futurs fauves, comme Henri Matisse and George Roualt, Albert Marquet, Henri Manguin ou encore Charles Camoin.

Dès lors ce qui aurait pu paraître comme une vision désordonnée de l’histoire de l’art s’affirme comme une relecture de la complexité d’une époque de transformation sociales et artistiques profondes. Le Musée Gustave Moreau signe donc à mes yeux une réussite profonde car elle témoigne non seulement d’une réflexion scientifique pertinente, mais également d’une maîtrise des collections permanentes permettant par elles même une dynamisation de l’institution.

Ébauche. Plantes marines pour «Galatée», huile sur carton, 45 × 54,8 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13211 © RMN-Grand Palais / Franck Raux

LE RENOUVELLEMENT DU MUSÉE PAR LUI-MÊME

Il est intéressant de constater que l’intégralité des oeuvres présentées lors de l’évènement temporaire est en réalité issue des collections permanentes du musée national, qui par ailleurs, a toujours cherché à mettre en valeur le plus de pièces possibles notamment en rendant accessibles les esquisses de Gustave Moreau (un aménagement soulevant un certain nombre de difficultés en matière de conservation, le dessin étant particulièrement sensible à la lumière). Il n’est donc pas nouveau qu’il montre « l’envers du décor », la fabrique des oeuvres, qui est sensible dans sa nature même de demeure d’artiste presque inchangée. Mais avec cette exposition, l’établissement va plus loin et se dynamise. Il s’inscrit dans une tendance d’expositions constituant un renouvellement du musée par lui même. Tout comme l’a fait le Musée Rodin avec « Rodin et la Danse », « Vers le Songe et l’abstrait » élargit l’accès du public, l’institution n’hésitant plus à mettre en scène des éléments relevant habituellement de l’archive ou du travail préparatoire. Comprendre la démarche de l’artiste pour les institutions museales actuelles c’est aussi créer à partir de ce qui est offert à l’artiste, du regard qu’il porte sur son époque et ses moyens picturaux.

Outre, la valorisation de la conservation minutieuse effectuée par ces musées depuis leur création, mettre en oeuvre une exposition à partir d’éléments des collections habituellement en réserve présente beaucoup d’avantages. En effet, si nous analysons l’exposition jusque dans des considérations économiques (voire triviales, quoiqu’inévitables), il est évident qu’une telle option évite à l’institution culturelle la charge financière la plus importante du montage d’un tel évènement : le transport et l’assurance des oeuvres d’art dont les prix flambent ces dernières années. De même, le cout humain pourra en être diminué. Irais-je jusqu’à voir dans de tels projets culturels une diminution du bilan carbone face aux expositions internationales ?

Loin de moi l’idée que les musées doivent se refermer sur eux mêmes. En revanche, il apparaît important pour un musée de savoir rester attractif à l’heure des « musées spectacles » à un prix souvent trop élevé. Une exposition « autonome » permet donc à l’établissement de mettre en valeur des collections peu connues, donc parfois plus difficiles à conserver, et de constituer une réserve financière pour permettre des projets futurs sans perdre en visibilité.

Si ce n’est pour de telles réflexions terre-à-terre, courez au moins au Musée Gustave Moreau pour l’onirisme de ses oeuvres.

Exposition « Gustave Moreau, vers le songe et l’abstrait » du 17 octobre 2018 au 21 janvier 2019 au Musée national Gustave Moreau

ARIANE DIB

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1. MALRAUX André, Le Musée Imaginaire, 1965

2. BAXANDALL Michael, L’Oeil du Quattrocento, L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, ed Gallimard, 1985, Paris

3. CHEVREUL, Michel-Eugène,  De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés, 1839, Paris

[Regards rétrospectifs] Liu bolin, l’Homme pas si invisible de l’art contemporain chinois

[Ecrit il y a trois ans pour L’Aparté, découvrez l’article qui parle de l’œuvre de Liu Bolin et des rouages de l’art contemporain chinois, sous le prisme de la critique de l’exposition « Liu Bolin – Ghost Stories » à la Maison Européenne de la Photographie en 2017.]

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«Il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d’importance qu’à celui qui la fait. » – Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu

On se rappelle de la fameuse exposition « Bentu » à la Fondation Louis Vuitton qui rassemblait, au sein du vaisseau lumineux encore recouvert des couleurs de Buren, un large panorama d’œuvres d’artistes chinois contemporains. Ou encore d’artistes contemporains chinois.

Quel ordre des mots choisir pour qualifier les productions (dont la plupart s’oriente vers le message politique) des artistes de Chine aujourd’hui ? Entre les expressions d’ « art chinois contemporain » et d’ « art contemporain chinois », un écart se creuse, écart que l’on peut voir à l’œil nu aujourd’hui.

En revanche, celui qui ne désire pas être vu, du moins plastiquement, c’est Liu Bolin. La Maison Européenne de la Photographie expose depuis le début du mois de septembre, et jusqu’à la fin du mois d’octobre, les clichés de l’artiste chinois connu pour se fondre dans des paysages divers. Au premier coup d’œil, on n’y voit rien, comme dirait Daniel Arasse. Mais si l’on persiste à regarder (et réellement regarder, pas seulement se contenter de la moyenne de 4 secondes passées devant un tableau par un visiteur de musée), notre œil s’accroche et se focalise sur un élément perturbateur : l’artiste lui-même. Liu Bolin est bien là, debout, dans un lieu avec lequel il ne fait qu’un. Réalisé sans trucage, l’effet d’intégration de sa personne dans la nature se fait grâce à un travail de peinture sur son visage et son corps, restant immobile pendant parfois plus de 10 heures.

Vus de l’exposition Liu Bolin – Ghost Stories à la MEP.

LA RÉVOLUTION SILENCIEUSE DE LIU BOLIN

À l’origine, c’est la protestation contre la destruction des quartiers historiques de Beijing (les fameux hútong 胡同), où se trouvaient des ateliers d’artistes, qui l’animait. Son espace de création envolé, il proteste donc, mais silencieusement, pour faire attention à la censure de la République Populaire de Chine. La révolution passive commence. Il se montre (ou se cache) pour la première fois devant les tas de gravats et les murs effondrés de son atelier, symboliques de la production artistique et l’opinion politique, mise à néant par le gouvernement. Le résultat, Hiding in the City no. 02, Suojia Village (édité en 2005), est une photographie en effet silencieuse. Toute fois, quelque chose résonne en chacun de nous : une forme d’indignation notable.

Liu Bolin, Hiding in the City 02, Suojia Village, 2005, 120 x 150 cm 

Rapidement, Liu Bolin répète le processus artistique finalement né de la destruction. Il enfile une tenue militaire inspirée des années Mao et devant divers endroits, l’artiste révolté se fige, le temps d’une photographie, telle une statue de marbre. Des paysages urbains, comme l’autoroute ou les murs remplis de graffitis chinois, aux décors plus loufoques, tel que le mur de canettes de soda ou de téléphones portables, Liu Bolin inscrit sa silhouette sur ce qu’il souhaite dénoncer. En l’espace de 12 ans, l’artiste a élargi les thèmes qui font l’objet de son oeuvre : « Politique et censure », « Tradition et culture chinoise », « Société de consommation » et enfin, « Informations, médias et liberté de la presse ». Ce dernier thème lui est cher. En 2015, il réalise une photographie avec les auteurs de Charlie Hebdo, fondus dans une masse de couvertures du journal satirique. Pour signifie le manque de liberté d’expression en général, il va jusqu’à poser devant La Liberté Guidant le Peuple, photographie que l’on peut apercevoir dès le rez-de-chaussée de la MEP comme pour nous introduire à la voix protestataire de l’artiste. S’affirmant comme un homme silencieux devant un tableau sonore, opposant processus contemporain et art du passé, Liu Bolin joue avec les contraires et reste le maitre des dualités.

On peut lire de l’ambiguïté dans ses photographies ; ses œuvres, certes protestataires, empruntent aux thèmes traditionnels chinois. Sarcasme ou réel désir de ne pas effacer ses origines ? On y verrait presque un artiste qui s’enferme dans des clichés (dans les deux sens). Ce double-tranchant est démontré à travers certaines oeuvres, comme celui de sa Dragon Series, 2010.

Liu Bolin, Dragon Series, 2010, Panel 3 sur 9, 118 x 150 cm.

On y retrouve l’interprétation du dissimulé – découvert, masqué – dévoilé, défendu – public, tant de notions dichotomiques. L’homme se cache, il se dissimule pour mieux être dévoilé. Finalement, ses yeux systématiquement fermés et sa bouche close montrent-ils la puissance du silence ? Car, au-delà du message politique, Liu Bolin se fera largement entendre ; il deviendra dès ses premières séries de photographies une star de l’art contemporain chinois.

LA VOIX DES ARTISTES CONTEMPORAINS CHINOIS

Selon Qiu Zhijie, artiste contemporain né dans la province du Fujian, parler d’ « art chinois contemporain » plutôt que d’ « art contemporain chinois » (dit zhongguo dangdai yishu, 中國當代藝 術) serait mettre l’accent sur l’aspect proprement chinois, plutôt que sur l’appartenance à une culture mondialisée contemporaine.

Cependant, aujourd’hui, l’art contemporain chinois ne serait-il pas exclusivement mondialisé ? Non pas que les artistes abandonnent leurs racines chinoises, loin de là, mais la censure du gouvernement chinois touche automatiquement les artistes dissidents en Chine, qui paradoxalement deviennent les plus connus sur le marché de l’art international. En effet, les artistes chinois s’attardent pour la plupart sur les mêmes thèmes que Liu Bolin (« Politique et censure », « Tradition et culture chinoise », « Société de consommation » et « Informations, médias et liberté de la presse »). Ces quatre points cardinaux sont des sujets traités très fréquemment, voire systématiquement, dans l’art contemporain chinois. Ces mêmes sujets sont filtrés et soumis à la censure, mais les artistes chinois y voient là un moyen pour s’échapper du système politique de la Chine et entrer en fracas dans le monde international de l’art. Ainsi, ce que le gouvernement chinois ne laisse pas les habitants de Chine voir, il le montre à nous, public international, en conséquence.

Ai Wei Wei (艾未未) est un exemple frappant de ce jeu de cache-cache qui s’est installé, permettant aux artistes chinois de mieux se révéler sur la scène internationale. Acteur ma jeur de la scène artistique indépendante chinoise, il a été arrêté par la police en 2011 (officiellement pour évasion fiscale) puis libéré après 81 jours d’enfermement. Cet épisode a causé une vague d’indignation à travers le monde. L’artiste aujourd’hui s’exile et continue à se faire connaitre en tant que sculpteur, performer, photographe, blogueur…

Ai Wei Wei, Dropping a Hand-Dynasty Urn, 1995, triptyque, C-prints, 150 x 166 cm.

La politique et l’art d’aujourd’hui en Chine sont donc étroitement liés, si ce n’est indissociables, et ce depuis longtemps. L’art contemporain chinois se met en place dans les années 1979 – 1984, à la suite logique d’un art marqué par la propagande au service du parti communiste chinois. Avec l’ouverture économique du pays de Deng Xiaoping, l’art chinois s’ouvre de même ; on assiste à des mouvements d’une grande force créatrice et novatrice. Le Xiamen Dada, mis en place par Huang Yong Ping (黄永), submerge la logique de la modernisation. Le Political Pop Art, lui, est un subtil mélange entre le style du Réalisme Social et les icônes publicitaires pour rejeter à la fois le communisme et la société de consommation. Des liens entre Occident et Chine se tissent alors. Le Stars Art Group ou Xing xing Art Studio (星星画会), dont Ai Wei Wei faisait partie, met en avant l’individualisme et la liberté d’expression. De nombreuses expositions sont sources de controverses, surtout dans les années 1990, et la police s’empresse de les fermer et de faire taire les artistes. Mais leurs voix retentissent d’autant plus, et ailleurs.

Exilés, surtout après le printemps de Pékin en 1978 et 1979, les artistes contemporains de Chine profitent du fait d’être à l’étranger pour diffuser et faire évoluer l’art chinois. Certains artistes ont alors la volonté de créer un art véritablement « planétaire ». C’est le cas de Cai Guo-Qiang (蔡国强) né en 1959, qui travaille sur la question du métissage (on le voit par exemple dans son oeuvre Head on, où il se réfère au mur de Berlin). Il s’agit de se confronter à plusieurs cultures ; Huang Yong Ping l’a aussi fait en 2016, lors de la 7ème édition de Monumenta au Grand Palais. Au milieu du long squelette de dragon qui serpentait l’immense espace rempli de conteneurs, les spectateurs pouvaient voir un gigantesque bicorne. Les artistes contemporains chinois regardent alors le monde à travers une vision et un esprit imprégnés d’une longue histoire culturelle. Mais ces mêmes artistes s’ancrent également dans un monde de l’art où l’argent et la spéculation sont les maitres-mots.

COUP D’OEIL SUR L’ÉCONOMIE DE L’ART CHINOIS

En 2013, la Galerie Paris-Beijing, représentant Liu Bolin, précisait : « les prix [des oeuvres de Liu Bolin] varient de 7 000 à 15 000 euros et le nombre de collectionneurs internationaux sur liste d’attente s’allonge de plus en plus ». Depuis, la cote de l’artiste a monté et les prix de ses oeuvres avec. L’art chinois, qu’il soit antique ou contemporain, est en pleine expansion.

Dans le monde des enchères, de plus en plus de collectionneurs (ou d’investisseurs) s’intéressent à l’art chinois contemporain. En 2007, Zhang Xiaogang, peintre connu pour ses portraits monochromes de personnes chinoises stylisés, atteint des records ; ses oeuvres se vendent en une enchère pour 56,9 millions de dollars (environ 48 millions d’euros). Les acheteurs sont avant tout chinois ; ils souhaitent soit compléter leur collection d’oeuvres comme on complète une collection de timbres, et ce à n’importe quel prix, soit, pour ce qui est de l’art antique, ramener dans le patrimoine chinois les objets sortis du pays au vingtième siècle, par le biais de marchands d’art comme C.T. Loo. Les acheteurs américains, suisses ou viennois, ne font pas le poids face à eux. Au mois de septembre dernier, une enchère a pulvérisé les records à Genève ; un vase chinois estimé entre 430 et 690 euros a été adjugé à 4,3 millions d’euros, soit 10 000 fois plus que l’estimation de base. De même, le 3 octobre 2017, un chinois a acquit par téléphone un bol rince-pinceau en porcelaine chinoise de la dynastie Song du Nord (960-1127), pour la modique somme de 32 millions d’euros… Un chiffre écrasant les records pour la céramique chinoise (détrônant notamment la fameuse Chicken cup, vendue en 2014 pour plus de 30 millions d’euros). Les chinois achètent, parfois même sans regarder.

Chicken Cup, Ming dynastie (1368–1644), Porcelaine. Photo : European Pressphoto Agency.

Ainsi, les musées de Chine se remplissent de plus en plus. Ils se gonflent de ces objets remportés dans des enchères fougueuses, mais aussi de visiteurs. Le public chinois n’y voyait rien jusqu’à présent ; pour causes, le rejet historique depuis l’année 1949 de la culture, la censure portée à son paroxysme dans les années 1990 mais aussi le manque d’intérêt ou d’informations sur l’art chinois, du moins l’art contemporain chinois. Aujourd’hui, la censure est moins forte, bien que des controverses subsistent, comme l’ignorance des médias chinois vis-à-vis de certains artistes (étrangement, les moins cotés), ou la fermeture de certaines expositions. Le public chinois qui désire mieux regarder commence à y voir plus clair ; des musées d’art contemporains sont construits, surtout dans les grandes villes. A Shanghai, on trouve le Power Station of Art, premier musée d’art contemporain géré par l’Etat, ou encore le Long Museum, construit par l’ancien taxi man devenu milliardaire Liu Yiqian. Ce dernier avait abrité en 2015 une exposition de l’artiste protestataire Xu Chen, également star de l’art contemporain et dont les prix de ses oeuvres flambent (on le retrouve littéralement dans toutes les foires : FIAC, Asia Now…). Véritable volonté de montrer aux chinois l’art contemporain ou simple résultat logique de l’économie ? Toutefois, selon le Journal des Arts, le chiffre de fréquentation de ces musées nouveaux est moindre par rapport aux attentes, d’autant plus que les visiteurs sont bien souvent des expatriés ou des touristes étrangers.

A l’image des artistes contemporains chinois, si Liu Bolin se cache dans les recoins de ses oeuvres, il s’affirme très clairement sur le marché de l’art contemporain, que ce soit dans les musées ou les galeries, en Chine ou ailleurs.

Exposition « Liu Bolin – Ghost Stories » à la Maison Européenne de la Photographie, du 13 septembre au 29 octobre 2017.

CAMILLE CHU